Entretien
LA PAROLE À… FRANÇOIS GRIN
François Grin est professeur ordinaire à la Faculté de traduction et d’interprétation (FTI), où il enseigne l’économie au niveau du Bachelor et des Maîtrises, et où il dirige l’Observatoire ÉLF (Économie-Langues-Formation). Il s’est spécialisé en économie des langues et en économie de l’éducation, ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques dans ces domaines. Auteur de très nombreuses publications scientifiques, il a également piloté plusieurs projets de recherche d’envergure internationale. Il préside la Délégation suisse à la langue française. Dans cet entretien, il nous parle de deux nouveaux projets, dont un est financé par un prestigieux Advanced Grant du Fonds national suisse (FNS).
Félicitations, vous avez reçu un Advanced Grant de la part du FNS, à l’issue d‘un processus très sélectif. Comment expliquez-vous votre succès ?
Merci beaucoup ! Tout d’abord, il faut rappeler qu’il y a presque toujours une part de hasard dans ces processus d’évaluation. Plus d’une fois au cours de ma carrière, des projets que j’avais soumis ont été rejetés, sur la base d’arguments parfois parfaitement fondés, mais parfois éminemment discutables… Tout cela, on ne le contrôle pas. En revanche, on peut faire de son mieux pour proposer quelque chose de stimulant, de cohérent, qui tente de sortir des sentiers battus. Pour moi, la plus grande récompense est venue des quatre avis très favorables émis par des experts (anonymes !) quelques mois avant la décision du FNS, qui m’ont fait chaud au cœur. Quant au fond, ce qui a pu jouer en faveur du projet GLAD (Governance of language diversity) financé grâce à ce grant, c’est la sincérité de son ouverture interdisciplinaire. Dans un monde académique qui fonctionne beaucoup en silo, l’interdisciplinarité est souvent un handicap, mais dans certaines circonstances, c’est un atout.
Vous vous lancez ce printemps dans deux nouveaux projets (GLAD et RAMAL). Pourriez-vous nous les décrire ?
GLAD est un projet très aventureux, car il cherche, à partir d’une réflexion théorique fondamentale, à cerner deux dimensions encore largement inexplorées des politiques linguistiques : premièrement, qu’est-ce qui rend la diversité linguistique plus ou moins positive (et donc désirable) aux yeux des acteurs sociaux – ou, au contraire, qu’est-ce qui peut amener ces mêmes acteurs à la rejeter ? Une bonne partie de la réponse à cette question réside probablement dans les représentations, ce qui nous renvoie aux aspects intangibles ou symboliques de la diversité linguistique. Par conséquent, la seconde dimension qui sera étudiée dans le projet GLAD est l’identification et la mesure de ces aspects symboliques. Pour cela, nous allons importer des concepts développés dans d’autres spécialités, par exemple en économie de l’environnement, et les appliquer aux langues. C’est un projet hardi et je ne sais pas encore ce que nous allons trouver, mais c’était l’un des critères d’évaluation des projets soumis : ils devaient être « high risk, high gain ».
Le projet RAMAL (Représentations, attitudes et motivations dans l’apprentissage des langues) porte sur le plurilinguisme au sein de l’administration fédérale. La politique linguistique de la Confédération vise à encourager le plurilinguisme à l’interne grâce à diverses mesures. Celles-ci reviennent, au fond, à soutenir l’offre – j’entends par là « l’offre de moyens pour développer le plurilinguisme des personnes » et, par ricochet, le multilinguisme des pratiques dans la structure. Mais il se pose aussi la question de la demande : comment les personnes qui travaillent au sein de l’administration voient-elles le pluri- et le multilinguisme ? Quelles sont leurs attentes ? Quels sont les obstacles rencontrés ? La recherche menée sur cette facette de la réalité vise, à terme, à renforcer l’efficacité de la politique linguistique.
Soulignons au passage que ces deux projets illustrent pourquoi il est stratégiquement essentiel, pour une institution comme la FTI, d’appréhender son champ de recherche dans une perspective large allant au-delà de la pratique de la traduction et de l’interprétation, et qui englobe aussi l’étude de la diversité linguistique comme condition même de son existence.
En quoi GLAD et RAMAL se distinguent-ils des projets de recherche sur le multilinguisme que vous avez menés par le passé ?
Plutôt que rupture, il y a continuité avec des recherches antérieures. Ainsi, pour GLAD, un principe sous-jacent des advanced grants est bien de faire fructifier une expérience accumulée pour aller plus loin dans la compréhension de tel ou tel phénomène. Il y a donc des liens directs avec quelques publications théoriques que j’ai commises dans les années 1990, aussi bien qu’avec des textes récents parus au cours des trois ou quatre dernières années. À travers l’interdisciplinarité, GLAD fait aussi écho à un « large-scale integrated project » européen comme MIME (Mobility and Inclusion in Multilingual Europe, 2014-2018). Et on retrouve bien sûr des liens avec plusieurs projets égrenés au cours de 30 dernières années sur le pluri- ou le multilinguisme en Suisse : je pense à des projets comme CLES, LEAP, Suisse—Société multiculturelle, PAC et APSIS, par exemple, décrits sur la page Internet de l’Observatoire Économie-Langues-Formation (ÉLF) du site de la FTI. Néanmoins, ce qu’il y a de nouveau, tant dans RAMAL que dans GLAD, c’est que nous allons développer des outils analytiques qui favorisent le passage de la théorie à la mesure empirique, débouchant sur des données entièrement nouvelles permettant des analyses qui n’ont jamais été tentées jusqu’à présent.
Quelles sont les difficultés que vous prévoyez et quels résultats pensez-vous obtenir ?
Elles sont d’ordre différent pour les deux projets. En ce qui concerne RAMAL, l’un des défis est de faire justice au contexte spécifique de l’administration fédérale suisse, car c’est indispensable pour bien évaluer les difficultés et les potentialités d’un fonctionnement réellement multilingue. Nous devons construire un cadre analytique clair pour aborder cette réalité, mais il nous faudra aussi être beaucoup à l’écoute. S’agissant de GLAD, l’ampleur conceptuelle du projet est considérable, et parfois elle me fait un peu peur. Pour l’instant, il faut absorber des concepts et des informations de nature extraordinairement différente, allant de la psychologie sociale à la géopolitique, en passant par les théories économiques de la valeur. L’ambition est de dégager peu à peu un cadre analytique ample mais ciblé, rigoureux mais flexible… C’est ce cadre qui permettra de tirer pleinement parti des données que nous allons recueillir. À ce stade, je ne sais pas encore exactement ce que le projet GLAD va livrer, mais en tout état de cause, je n’ai aucun doute sur le fait qu’il fournira des informations très riches et entièrement nouvelles. Celles-ci seront utiles, à nous et à d’autres, et permettront de mieux comprendre la diversité linguistique et ses effets dans les sociétés contemporaines. À une époque où les démocraties sont l’objet de menaces sans précédent depuis des décennies, c’est une démarche essentielle.
Bref, les défis et les enjeux qui nous attendent ne sont pas négligeables. Néanmoins, pour y réfléchir, j’ai la chance de bénéficier d’un excellent cadre de travail, grâce à la FTI et à son équipe administrative et technique, que je profite de remercier ici. Et puis, j’ai la chance de pouvoir m’appuyer, à l’Observatoire ÉLF, sur une équipe de recherche remarquable, sans laquelle rien de tout cela ne serait possible. Tous ces projets, nous les réalisons ensemble.