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Avenir professionnel

Bernard Comment, écrivain

C’était un rêve d’accéder à l’enseignement de la faculté des Lettres de Genève, et j’ai trouvé très longs les mois qui me séparaient de ce bonheur, une fois en poche le baccalauréat (la « maturité », à l’époque). Si longs que j’étais venu, pendant l’été, repérer une nouvelle fois les lieux (déjà visités au préalable, d’abord avec le lycée puis à titre personnel). Je me souviens d’avoir croisé Jean Ziegler, dans un mois de juillet caniculaire. Il était une figure de progrès. J’allais suivre, en plus et sans intention de diplôme, quelques-uns de ses cours.

Pour le reste, le programme était clair : les maisons patriciennes en amont (rue des Granges), le parc des Bastions et les bâtiments universitaires, le Grand Théâtre, le musée Rath. Et les grandes statues ou plutôt bas-reliefs des Réformateurs.

On entrait dans un grand cirque. Il était beau. Souvenir d’un cours de Michel Butor (par ailleurs peu stimulant) sur le surréalisme et le hasard objectif par énorme orage ambiant.
Souvenir de Jacques Derrida, fantôme incernable. Cours de Roger Dragonetti, très tôt le mercredi matin (j’en ratais un sur trois, par incapacité alors à être du matin). Cours de Michel Jeanneret, qu’il me fallut du temps à apprendre à connaître mais dont je garde un souvenir amical. Fréquentation d’autres étudiants, en particulier scientifiques fascinés par la littérature.
Dans la ville, Claude Stratz et son théâtre saisissant. Nicolas Bouvier, fugace et rêveur. Furor et sa bande. De nombreux amis qui meurent (sida), de façon si inacceptable. Une boîte de nuit (le Moulin à danse). Un jeune assistant, Vincent Kaufmann, qui m’initie entre autres à Francis Ponge et me pose beaucoup de questions (il a l’air de croire en moi). Les cafés de midi au Landolt. Tout le reste au Rostand, puis à l’International (sur Plainpalais).

Il y a la Télévision, la Radio, la Tribune, la Suisse (et Tout va bien, et le Courrier). On attend, chaque trimestre, l’arrivée du dernier numéro de Tel Quel. On s’excite, on croit au Nouveau (cinéma, roman, tout). Jean Starobinski (relation longtemps habitée par la méfiance, impression durable de rendez-vous raté, mais finalement belle entente) nous apprend la distance, il nous tempère sur les ardeurs modernes. Et de l’autre côté le bouillonnement : Lucien Dällenbach, son cours, son séminaire. Des exposés, ses discussions, et régulièrement, épiphanique, Claude Simon – à qui j’avais consacré un long travail dans ma dernière année au lycée de Porrentruy, plus de trente pages, une passion, et il était là, assez fermé mais gentil, ses livres résonnaient dans nos têtes, ces rencontres annuelles furent un cadeau merveilleux de la vie. 

Je pense à Nina. Je pense à Pierre. Je pense à Laurent. Je pense à Véronique. Nous étions jeunes. Vraiment jeunes. 

C’était Genève. C’est toujours Genève. Avec le recul, je me rends compte que j’ai peu profité du lac, pourtant si beau et changeant. Nous voulions construire notre destin. Nous y consacrions tout notre temps. L’université avait une vraie dimension internationale, un carrefour. Jean Rousset était encore là. Il fallait bien tout cela pour faire le deuil de Roland Barthes, mort en 1980. C’est lui qui m’avait conseillé de faire mes études aux Bastions, plutôt que dans un système français où « comme Suisse j’aurais perdu un peu de mon temps ».

Je dois énormément à ces années de la faculté des Lettres. Je voulais y venir. À tout prix. Et j’en ai eu pour mon compte, assurément.