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Entretien

LA PAROLE À… PERRINE SCHUMACHER

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Diplômée en traduction (anglais-allemand-français) de l'Université de Liège (Belgique), Perrine Schumacher est titulaire d’un Doctorat en cotutelle belgo-suisse, en langues, lettres et traductologie (ULiège), et en traitement informatique multilingue (UNIGE). Ses intérêts de recherche portent essentiellement sur les nouvelles technologies de la traduction et sur la didactique de la traduction.

Sa thèse, intitulée « La post-édition de traduction automatique en contexte d’apprentissage : Effets sur la qualité et défis pour l’enseignement de la traduction », explore l’incidence de la post-édition sur la qualité des traductions, ainsi que les défis posés par cette nouvelle pratique pour l'enseignement de la traduction. Pour ce travail, Perrine Schumacher vient de recevoir le prix universitaire suisse LATSIS 2024, qui récompense une contribution scientifique exceptionnelle. Dans cet entretien, elle nous parle plus en détail de sa thèse et de ses projets de recherche.

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Vous avez récemment remporté le Prix universitaire Latsis 2024. Pouvez-vous nous en dire plus sur le parcours qui vous a menée jusque-là ?

Mon parcours académique a débuté avec un bachelor et un master en traduction à l'Université de Liège, suivis de deux ans d'expérience professionnelle en tant que traductrice dans le privé. De 2016 à 2023, j'ai occupé le poste d’assistante et de doctorante, toujours à l'Université de Liège, et c’est durant ce mandat que j’ai mené ma thèse sur la post-édition de traduction automatique (TA), qui vient d’être primée. La « post-édition » peut se définir comme l’intervention humaine qui vise à modifier et à améliorer une traduction générée automatiquement par une machine. Ces recherches m'ont permis de me spécialiser dans un champ de recherche en plein essor, tout en contribuant à la réflexion sur l’actualisation de l’enseignement de la traduction.

Qu’est-ce qui vous a amenée à faire votre thèse en cotutelle ?

En 2016, après avoir annoncé à ma promotrice, la professeure Valérie Bada, ma volonté de me lancer dans un projet de thèse sur la traduction automatique neuronale, je me suis vite rendu compte que la nature complexe et novatrice de ce domaine nécessitait la mise en place d'une codirection. Ce fut le point de départ de mon aventure scientifique sur un terrain encore en friche. Effectivement, à l’époque, je n’ai pas trouvé de spécialiste en nouvelles technologies de la traduction en Wallonie. Je suis donc allée chercher plus loin et c’est en Suisse que j’ai trouvé du renfort. Grâce à la cotutelle avec la Faculté de Traduction et Interprétation de l’UNIGE, j’ai pu bénéficier de l’expertise des collègues suisses et, surtout, du soutien et des conseils précieux de ma co-directrice, la professeure Pierrette Bouillon. Notre première rencontre remonte à 2017, sur le campus du Solbosch de l’Université libre de Bruxelles, où je lui ai présenté mon projet dans les grandes lignes. Et je dois bien avouer que depuis, la TA et moi, on ne s’est plus vraiment quittées !

Vos recherches sont très actuelles, notamment depuis l'essor de la traduction automatique neuronale et des outils fondés sur l’intelligence artificielle générative. Pouvez-vous nous expliquer en quoi elles sont importantes dans votre domaine ?

Je pense que mes travaux suscitent un certain intérêt, car ils soulèvent la question cruciale du rôle de l'humain dans un secteur en pleine transformation numérique et dans un monde en pleine accélération technologique. J’ai voulu mettre en avant la nécessité d’actualiser les programmes de formation en traduction afin de former des traductaires qui soient en phase avec l’évolution de leur pratique et au fait des multiples enjeux des développements technologiques. Aussi, j’espère que ces recherches aideront à faire reconnaître la valeur ajoutée des traducteurs et traductrices par rapport à une machine qui traduit automatiquement. D’ailleurs, je tiens à souligner qu’il n’existe, à ce jour, aucun outil technologique capable de produire une traduction de qualité publiable sans intervention humaine. C’est donc bel et bien l’humain qui demeure au cœur du processus de traduction et qui doit le rester. Il est essentiel d’en avoir conscience et d’en faire prendre conscience.

Quels sont les résultats les plus marquants issus de vos recherches ?

Sans aucun doute, la découverte d’un effet nivelant sur la qualité en post-édition. J’ai constaté une relation inverse entre le niveau d’une étudiante ou d’un étudiant en traduction humaine et la qualité de sa post-édition : plus ses compétences en traduction sont faibles, plus il ou elle tire avantage de la post-édition et, à l’inverse, plus ses compétences en traduction sont étendues, plus la post-édition entraîne une baisse de qualité de la production finale.

Mes résultats ont également révélé l’existence d’un « post-editese » dans mes corpus, à savoir des traits caractéristiques propres à une langue de post-édition qui la distinguent de la langue traduite et de la langue originale (le français en l’occurrence). Comparativement aux traductions humaines, les post-éditions de TA neuronale (en particulier de textes traduits par DeepL) se sont révélées moins riches lexicalement et plus proches syntaxiquement des textes sources (en anglais dans ma recherche).

Ces observations m’ont conduite à promouvoir une approche raisonnée des outils de TA qui amène les étudiantes et étudiants en traduction à acquérir des connaissances et compétences technologiques valorisées sur le marché professionnel, à se rendre compte des avantages et des limites des technologies d’IA, à transcender le discours dichotomique opposant machine et humain véhiculé par les médias et les sociétés de développement et à développer une capacité d’adaptabilité, quel que soit l’outil à prendre en main.

Le Prix Latsis représente une belle reconnaissance scientifique de votre travail. Comment envisagez-vous la suite de votre parcours après cette distinction ?

Ce prix Latsis constitue une reconnaissance incroyable et me permettra de donner une impulsion supplémentaire à mes recherches futures. Grâce à cette distinction et au mandat de chargée de recherches F.R.S.-FNRS (Belgique) que je viens d’entamer, je vais pouvoir poursuivre mes travaux en me concentrant sur un nouveau projet intégrant l’IA générative. J’aimerais explorer le potentiel des chatbots, tels que ChatGPT ou Gemini, comme nouvel outil d’aide en traduction et en post-édition. Ces outils fondés sur l’IA générative et dont les enjeux se situent dans la continuité des défis posés par la traduction automatique neuronale, interrogent une fois de plus l’avenir tant de la traduction professionnelle que de l’enseignement de la traduction. Et puisque ces puissants chatbots, librement accessibles à tous et à toutes, offrent la possibilité de combiner TA et outils de post-édition et de reformulation toujours plus performants, je pense qu’il est urgent, d’une part, d’en étudier les effets sur la qualité du produit fini et sur le processus même de traduction et, d’autre part, d’encourager leur usage raisonné et responsable.

Pour la suite, il me tient vraiment à cœur de continuer à tenter de démystifier l’IA auprès des futures générations de traductaires qui, on le sait, sont particulièrement sensibles au discours marketing dominant qui a tendance à embellir la réalité et à surévaluer les performances de ces technologies. Il est donc essentiel de leur faire prendre conscience du rôle toujours prépondérant et indispensable de l’humain, notamment dans le domaine de la traduction. L’objectif est de former des traducteurs et des traductrices critiques et responsables, capables de tirer pleinement parti des nouvelles technologies, tout en valorisant leurs spécificités humaines essentielles à la profession.