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Les missions culturelles au Mexique : AUTOUR d'un article d'Adolphe Ferrière

Après les tumultes de la révolution mexicaine de 1910, animée par les revendications sociales d'Emiliano Zapata et son plan de réforme agraire qui veut rendre la terre confisquée aux paysans et aux indigènes, le processus révolutionnaire aboutit à l'émergence d'une république autoritaire, tout en écartant les factions les plus radicales du mouvement de révolte. Même si elle est teintée de socialisme, la priorité du Mexique est alors le développement économique d’un état souverain et unifié (Herrera Peña, 1987). La constitution de 1917, toujours en vigueur, constitue le jalon de cet état modernisé. Dans son article 2, celle-ci accorde une attention particulière à la population indigène qui représente alors un tiers des 15 millions d’habitants du Mexique. Cette population vit essentiellement dans le sud-est du territoire et parle plus de 200 dialectes différents, sans maîtriser nécessairement l’espagnol. Comme l’affirme la nouvelle : "la Nation relève d’une composition multiculturelle fondée sur la base des peuples autochtones. Ces derniers sont les descendants des populations ayant vécu sur le territoire national avant la colonisation et qui conservent totalement ou partiellement leurs institutions sociales, économiques, culturelles et politiques" (p. 33).
Même si la constitution moderniste du Mexique semble reconnaître les particularismes de la population autochtone, elle stipule néanmoins que "le droit à l’autodétermination des peuples autochtones sera exercé dans un cadre constitutionnel autonome assurant la préservation de l’unité nationale" (p. 35). Cette contradiction entre autodétermination des communautés et intérêt supérieur de la nation va caractériser la politique d’éducation bientôt mise en place par le gouvernement mexicain concernant les populations indiennes. En effet, les institutions mexicaines ont vite considéré le "problème indien" comme un obstacle à la cohésion sociale et ont subséquemment voté la création d’un "Département de l’éducation et de la culture indigène" en 1922 pour promouvoir l’intégration des populations autochtones dans la "communauté nationale" (Fell, 1986). À l’époque, leur taux d’alphabétisation et de scolarisation est extrêmement faible. L’isolement économique et social de certaines communautés en font la proie des grands propriétaires terriens et de la corruption, dans un contexte de ruralité, de pauvreté et d’insalubrité.
Cette intégration passera par une éducation consistant à "hispaniser" (Fell, 1986) les autochtones par l’économie, les mœurs et le langage : "Une langue commune est indispensable à la nationalité ; l'espagnol doit être cette langue" dira Moises Saenz, sous-secrétaire du Ministère de l’éducation mexicain dans les années 1920 (Schaffhauser, 2010, p. 228). Dans un article de 1932 intitulé « L’éducation nouvelle au Mexique », paru dans Pour l’ère nouvelle, revue internationale d’éducation nouvelle, le pédagogue genevois Adolphe Ferrière exprime son intérêt pour l’éducation indigéniste. C'est à partir de ce texte écrit par ce membre éminent de l'Institut Jean-Jacques Rousseau que nous abordons le thème des "missions culturelles". Ferrière y cite le fonctionnaire mexicain qui s’exprime dans une conférence au Texas en 1925 :
"On cherche à stimuler l’esprit national et à développer un patriotisme sain. Chaque école possède le drapeau national, afin que les enfants le connaissent, le respectent et l’aiment. Ici, les maîtres deviennent des agents sociaux positifs au sein de leur communauté, toujours prêts à aider chacun" (p. 42).
S'agit-il donc ici d'un projet philanthropique ou colonial ? Ces deux pôles vont définir la future politique indigéniste du Mexique. Certaines voix militent pour émanciper les "indigènes" par l’éducation socialiste en parallèle d’une redistribution des terres, tandis que d’autres y voient l’opportunité de rallier "la grande masse de la population indigène à la famille mexicaine et de l’attacher au terroir" (Ferrière, 1932, p. 42). Ces deux indigénismes "de gauche et de droite" (Schaffhauser, 2010, p. 231) partagent quand même un sentiment de légitimité quant aux décisions sur l’avenir des autochtones, même si les enjeux politiques sont complexes au sein de cette société fragmentée. Du côté des plus assimilationnistes se situe José Vasconcelos, ministre de l’Éducation du Mexique de 1920 à 1924. Il n’est pas seulement un bureaucrate, mais aussi un idéologue controversé, bien connu pour son ouvrage La race cosmique publié en 1925. Dans ce livre, il défend la théorie selon laquelle le métissage de toutes les races du Mexique va aboutir à un mélange ultime, cumulant les meilleurs caractères raciaux et fraternisant les peuples sous la bannière universelle (Ferrière, 1937, p. 118-120). Dans une société où la discrimination s’opère davantage sur des critères sociaux plutôt qu’ethniques, cette figure de l’eugénisme se démarque par un projet racial qui reflète l’ambiguïté des politiques indigénistes, à la fois empreintes d’action sociale et de paternalisme d’État.
Créés en 1911, les premiers établissements scolaires en territoire indigène que sont les écoles rurales, ou écoles rudimentaires, sont remis à jour en 1921 par Vasconcelos, qui introduit la figure du « maître itinérant », conçu comme le nouvel agent de l’évangélisme républicain (Fell, 1986, 1988). Les priorités de cette nouvelle politique sont la formation générale des populations autochtones et le recrutement de nouveaux formateurs issus de la population locale. Au cours des années suivantes, les rapports des chargés de mission font état de l’indigence des populations indiennes, définie alors comme une « dégénérescence » (Fell, 1986). L’hostilité des indiens vis-à-vis de ce qui est perçu comme une intrusion s’ajoute à l’opposition des conservateurs, qui ont intérêt à maintenir la population indienne sous contrôle, mais aussi à celle du clergé, qui ne voit pas d’un bon œil le projet indigéniste et laïc. Tous les rapports reflètent le caractère très interventionniste de l’action des « maîtres itinérants » qui se sentent investis d’une mission civilisationnelle, car galvanisés par leur ministre Vasconcelos qui parle volontiers de « croisades » et d’ « amélioration de la race humaine » (Fell, 1988). En 1922 se tient le premier congrès des « maestros ministerios » qui avait pour objectif d’harmoniser leur mission et de pallier certaines de leurs difficultés. Ce congrès est marqué par l’intervention révélatrice de la future prix Nobel de la littérature Gabriel Mistral : « Il faut faire en sorte que l'Histoire – le Mexique l'a déjà compris, mais ce n'est pas le cas d'autres pays – soit modifiée et écrite de telle façon que l'espace consacré aux exploits d'un général soit deux fois moins important que celui occupé par la biographie d'un instituteur » (Fell, 1986). 3000 maîtres résidant dans les écoles rurales sont réclamés : ils doivent appartenir à la communauté indigène dans laquelle ils sont établis. Les participants font également part de la nécessité d’accompagner l’éducation des indigènes par un essor économique. En effet, l’action des chargés de mission s’est souvent trouvée dépourvue de moyens et souvent cantonnée à celle d’un sociologue de terrain (Fell, 1988).
C’est par l’impulsion de certains acteurs tels que l’anthropologue Manuel Gamio que vont naître les « missions culturelles » en septembre 1923 (Fell, 1986). A l’instar de Vasconcelos, Gamio plaide pour le métissage dans son ouvrage Forger la patrie publié en 1916, mais accorde un rôle plus important à la culture indienne qui devra, d’après lui, caractériser à terme une partie de l’identité nationale (López Caballero, 2012, p. 137-138). Selon les partisans de la mission culturelle, l’émancipation des communautés indigènes ne peut pas reposer sur les épaules d’un seul maître. Le développement des écoles rurales doit s’accompagner d’un développement matériel de la communauté tout entière. La mission culturelle est d’abord une équipe itinérante composée d’un chef de mission, d’un médecin, d’un agronome, d’artisans, d’enseignants, qui ont pour objectif de « vivifier » (Soustelle, 1933, p. 455) la communauté autochtone et la rendre capable d’assurer son propre développement, sa propre autonomie. Par des actions pragmatiques et communautaires qui succèdent à l’étude anthropologique d’une communauté donnée, la mission culturelle vise ainsi à « modifier effectivement le milieu économico-social » (Soustelle, 1933, p. 454) des autochtones, ce qui va leur permettre de s’intégrer à la société mexicaine. Formation des enseignants, campagne de vaccination, techniques agricoles et artisanats : pendant environ 3 à 4 semaines, les membres d’une mission se chargent de transmettre les connaissances utiles au développement de la communauté visitée. Parfois, ils laissent derrière eux un centre culturel permanent muni d’une bibliothèque et de divers outils d’artisanats ou agricoles (Soustelle, 1933, p. 453). Au nombre de 7 en 1924 puis de 13 en 1933, les missions culturelles itinérantes seront aussi déclinées en missions permanentes et se développeront jusqu’à leur dissolution en 1942, laissant place à des dispositifs plus standardisés. Finalement, le format des missions culturelles rend compte d’une approche qui se veut plus attentionnée à l’égard du milieu de vie des autochtones et de leurs coutumes.
En 1923, Rafael Ramirez est responsable de la première mission culturelle à Zacualtipán, un village d’altitude de l’état d’Hidalgo. Moises Saenz et lui ont été les élèves du penseur pragmatique américain John Dewey pendant leurs études aux États-Unis (Boyles, 2012, p, 98, 104). L’influent pédagogue américain présente en 1927 la politique d’éducation indigéniste comme « la plus importante des expériences sociales entreprises dans le monde entier » (Pappas, 2012, p. 3). En effet, l’école rurale semble un terrain de jeu pour celui qui a théorisé le lien entre éducation, communauté et construction démocratique. Dans son article de 1932, Ferrière cite Dewey au sujet du Mexique :
"Pendant longtemps, je me faisais une petite idée des régions « arriérées » et de leurs possibilités de se développer par l’éducation ; lorsque ces pays se lancent sur la voie des réformes, ils sont bien moins retenus par la tradition et le conformisme que les pays où les écoles sont ankylosées par des usages pétrifiés depuis de nombreuses années" (p. 41).
En proposant des missions culturelles orientées vers l’apprentissage par la technique, les Mexicains Ramirez et Saenz semblent s’approprier le concept d’« expérience » de Dewey, indissociable à leurs yeux des nouveaux savoirs et des nouvelles valeurs à inculquer aux indigènes : "Se limiter à enseigner à lire, à écrire et à compter à des gens qui n'ont rien à lire, qui n'ont pas de raison d'écrire et dont les habiletés peuvent se compter sur les doigts de la main est une tâche stupide", écrit Saenz (Schaffhauser, 2010, p. 228).
Ferrière reproduit également un rapport de Saenz qui vante les progrès de l’école rurale : "Sur 4023 écoles rurales, 327 ont amené l’eau potable, 141 ont installé des téléphones et télégraphes, 854 des douches, 589 élèvent des porcs, etc." (1932, p. 44). Pour le fonctionnaire mexicain, "la mexicanisation de l'Indien doit être considérée en premier lieu sous ses aspects matériels". De 1932 à 1933, c’est lui qui pilotera la "Station expérimentale d’incorporation de l’Indien", sorte de mission culturelle avancée auprès des communautés purépechas du Michoacán (Schaffhauser, 2010). Toutefois, confronté aux conflits politiques concernant la réforme agraire, à la méfiance des autochtones et aux obstacles matériels, ce projet se solde par un échec : un membre de l’équipe se fait notamment expulser par le cacique, un chef politique local en région indienne. Selon Saenz, "l’Indien obéît mais ne collabore pas". (Schaffhauser, p. 233, 239). C’est probablement l’expérience de cet échec relatif qui le poussera à déclarer au sujet du "problème indien", en 1936 : "Je fais plus confiance à la route qu'à l'école pour le résoudre" (Fell, 1986).
Les "missions culturelles" incarnent ainsi les formes et les limites de la politique indigéniste du Mexique au cours du premier XXe siècle, caractérisée par une forme ambiguë de "colonisation interne" (Schaffhauser, 2010, p. 228) des communautés autochtones en voie de mexicanisation, en parallèle d’une œuvre sociale à destination des territoires ruraux. Cette politique sera remise en cause dès la fin des années 70 par les mouvements autonomistes menés par une nouvelle élite indigène justement issue des rangs de l’éducation rurale (Recondo, 2009, p. 70, 76) … et militant pour l’autonomie des communautés indiennes et la sauvegarde de leur culture. Notons, enfin, que le modèle de missions culturelles développé au Mexique va fortement influencer les politiques éducatives lancées par l’UNESCO dans les pays du Sud dès la fin des années 1940.
Bibliographie
Boyles, D. (2012). John Dewey’s Influence in Mexico: Rural Schooling, ‘Community,’ and the Vitality of Context. Inter-American Journal of Philosophy, 3(2), 98-113.
Constitution politique des Etats-Unis du Mexique. (2010).
Fell, C. (1986). Le département de la Culture et de l’Éducation Indigène au Mexique au lendemain de la Révolution (1920-1924). In J.-R. Aymes, Ève-M. Fell, & J.-L. Guerena (éds.), L’enseignement Primaire en Espagne et en Amérique Latine du XVIIIe siècle à nos jours. Presses universitaires François-Rabelais (pp. 487-499).
Fell, C. (1988). Un apôtre de la laïcité : le « maestro misionero » mexicain. In J.-R. Aymes, Ève-M. Fell, & J.-L. Guerena (Eds.), École et Église en Espagne et en Amérique Latine (1‑). Presses universitaires François-Rabelais (pp. 469-477).
Ferrière, A. (1932). L’éducation nouvelle au Mexique. L’École Rurale Indigène. Pour l’ère nouvelle. Revue internationale d’éducation nouvelle, 11(75), 41-45.
Ferrière, A. (1937). La race cosmique. Guilde du livre. Choix d’auteurs contemporains, 8 (2), 119-120.
Herrera Peña, J. (1987). La Constitution politique du Mexique. Revue générale
López Caballero, P. (2012). Les Indiens et la nation au Mexique. Une dimension historique de l’altérité. Karthala.
Pappas, G. (2012). Dewey in Mexico : An Introduction. Inter-American Journal of Philosophy, 3(2), 1-4.
Recondo, D. (2009). La démocratie mexicaine en terres indiennes. Karthala.
Schaffhauser, P. (2010). Indigénisme et pragmatisme au Mexique : l’expérience éducative de Carapan par Moisés Sáenz Garza. Journal de la Société des américanistes, 96(1), 215-252.
Soustelle, J. (1933). Missions culturelles au Mexique. Le Travail Humain, 1(4), 452-458.
Pour en savoir plus
Cunin, E. (2020). Un indigénisme sans indiens ? L’Institut indigéniste interaméricain au prisme des organisations internationales. Cahiers des Amériques latines, 95, 185-206.
Duque Platero, L. (2014). L’hégémonie et les programmes d’éducation
Favre, H. (1971). Changement et continuité chez les Mayas du Mexique. Éditions de l’IHEAL. Éditions Anthropos.
Garreta G. (2005). L’école en révolution. L’application des méthodes deweyennes en Russie soviétique. In D. Kambouchner & F. Jacquet-Francillon (Eds.), La crise de la culture scolaire. Origines, interprétations, perspectives (pp. 141-158). PUF.
Hoffmann, O. (2011). Les rythmes de l'altérité au Mexique (XVIIIe-XXIe siècles.) Revue européenne des migrations internationales, 27(1), 17-30.
Métais, J. (2016). L’ « école indienne » au Mexique. Transactions contre-hégémoniques, de l’indigénisme au multiculturalisme. Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 15, 52-83.
Robinet, R. (2017). La Révolution mexicaine. Une histoire étudiante. Presses universitaires de Rennes.
Informations complémentaires
L'inventaire du fonds Adolphe Ferrière est consultable .
Un autre dossier thématique sur le voyage d'Adolphe et Isabelle Ferrière en Amérique latine est disponible ici.
Les AIJJR remercient chaleureusement Raphaël Langlois pour l'élaboration de ce texte.