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12 mars 2025 - Anton Vos

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La vie intime des chimpanzés de Bugoma

Thibaud Gruber dirige depuis une dizaine d’années une station de conservation des primates dans la forêt ougandaise. Depuis quelques mois, la région s’est également ouverte à l’écotourisme.

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Photo: Thibaud Gruber


«Quand un chimpanzé est venu s’asseoir à 5 mètres de moi pour la première fois, je savais que nous avions atteint notre but. Le plus difficile était de me comporter comme lui: faire mine de l’ignorer superbement.» Thibaud Gruber, professeur assistant à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation ainsi qu’au Centre interfacultaire des sciences affectives (CISA), est, avec Catherine Hobaiter, professeure à l’Ծé de Saint Andrews (Royaume-Uni), le cofondateur de la Station de conservation des primates de la forêt de Bugoma, non loin du lac Albert, en Ouganda. Il s’agit d’un petit ensemble de maisons au milieu de la jungle consacré à la recherche sur les chimpanzés.

Deux communautés distinctes de singes ont été progressivement habituées à la présence humaine. La première occasionnellement à des fins scientifiques mais principalement dans le but de développer l’écotourisme, une activité qui vient de démarrer à Bugoma au mois d’août 2024. La seconde sera exclusivement dédiée à la recherche scientifique. Des visiteurs ont désormais la possibilité d’acheter un ticket – assez cher – pour observer les plus proches cousins de l’humain (Pan troglodytes schweinfurthii) à l’état sauvage et dans leur environnement naturel. En novembre dernier, Thibaud Gruber s’est rendu une dizaine de jours sur place pour assurer, autant que faire se peut, la durabilité des deux activités menées en parallèle.

«Le développement des deux volets du projet – scientifique et touristique – était prévu dès le départ, précise Thibaud Gruber. Nous avons en effet fondé la station avec l’autorisation de la National Forest Authority (NFA), avec laquelle nous collaborons étroitement. Cette institution s’occupe de la gestion des forêts de l’Ouganda, de la conservation des graines d’arbres mais aussi du développement de l’écotourisme, qui est une source de revenus de plus en plus importante pour le pays. Cette activité est d’ailleurs encouragée par la Banque mondiale. En tant que chercheurs, nous nous focalisons uniquement sur l’habituation, l’étude scientifique et le suivi de la santé des chimpanzés. Nous ne profitons en rien de l’argent des touristes. Et nous ne voulons en aucune manière prendre part à cette activité.»

Feuilles et bâtons
Si Thibaud Gruber a pu mettre sur pied ce projet de station de recherche, c’est qu’il connaît l’Ouganda depuis quinze ans. Il consacre notamment sa thèse à la capacité des chimpanzés vivant dans ce pays à utiliser des outils pour résoudre différents problèmes. Les singes de la réserve de Budongo sont en effet connus pour empoigner des feuilles de manière à en faire des sortes d’éponges qui leur permettent de récupérer de l’eau et de la boire. Ceux de la forêt de Kibalé, située à 200 kilomètres au sud-ouest de Budongo (voir le plan ci-contre), ont, quant à eux, l’habitude de «pêcher» avec un bâton du miel dans les nids d’abeilles.

Thibaud Gruber met au point une expérience simple. Il lui faut pour cela une bûche percée d’un trou assez profond et rempli de miel, et qu’il soumet aux chimpanzés des deux forêts. Sans surprise, ceux de Kibalé, rodés à l’exercice, se fabriquent spontanément un bâton et l’utilisent pour le tremper dans le miel. Tandis que ceux de Budongo, en revanche, n’en font rien. Ils tentent de récupérer la substance sucrée avec les doigts ou avec des feuilles – c’est leur spécialité après tout –, mais ne songent à aucun moment à se confectionner un bâton.

«Nous avons multiplié les tentatives et les variantes de mise en scène – toujours en évitant d’interagir directement avec les singes, bien sûr, analyse Thibaud Gruber. Nous avons même déposé un bâton à côté, voire carrément déjà enfoncé dans le trou. Mais rien à faire. Les chimpanzés de Budongo se sont avérés incapables d’imaginer tout seuls ce geste, consistant à plonger le bâton dans le pot de miel et le ressortir pour en manger le contenu.»

Dans l’article qui rapporte l’expérience dans le journal Current Biology du 17 novembre 2009, le biologiste montre que les facteurs génétiques ou environnementaux ne jouent pas de rôle significatif et que cette différence de comportement ne peut s’expliquer que par un bagage culturel, transmis de génération en génération, qui existe dans une communauté mais pas dans l’autre.

Selon Thibaud Gruber, il se pourrait toutefois que la réalité soit légèrement plus subtile. Il se trouve que dans les années 1960, la forêt de Budongo a été traitée avec des pesticides pour éradiquer toute la végétation de sous-bois et ne conserver que les arbres intéressants à exploiter par l’industrie du bois. Ce qui n’était pas prévu, c’est que cette opération chimique a permis à des arbres fruitiers, comme les figuiers, de proliférer. Or, il se trouve que les figues poussent toute l’année, sont faciles à cueillir et que les chimpanzés en raffolent. Ayant à disposition une source abondante de sucre, ces derniers sont alors moins enclins à chercher du miel, dont la récolte comporte un certain risque à cause des abeilles. Cette pratique, tout comme l’usage du bâton qui l’accompagne, aurait alors été progressivement abandonnée et le savoir-faire qui lui est associé aurait été perdu.

Situation intermédiaire
C’est dans ce contexte que la forêt de Bugoma devient subitement intéressante. Elle se trouve en effet pile à mi-chemin entre les forêts de Budongo et de Kibalé (les trois étaient sans doute connectées il y a plusieurs milliers d’années, mais sont aujourd’hui séparées par de vastes régions déboisées et cultivées). Du point de vue de l’usage du bâton, Bugoma pourrait donc représenter une situation intermédiaire. En tout cas, la forêt est riche en chimpanzés et ceux-ci n’ont jamais été étudiés. Ce qui éveille naturellement l’intérêt de Thibaud Gruber et de Catherine Hobaiter.

Au début, les habitants locaux leur déconseillent de s’y rendre. La région serait infestée de braconniers n’hésitant pas à tuer des chimpanzés pour enlever des bébés singes qui s’échangent pour des dizaines de milliers de dollars sur le marché noir. On y croise aussi des charbonniers et des bûcherons qui saignent progressivement la forêt et dont les camions emportent quotidiennement, à grand fracas des troncs dénudés.

Qu’à cela ne tienne. En 2013, Thibaud Gruber et sa collègue demandent à la NFA l’autorisation de mener des recherches sur les singes de Bugoma. Les démarches prennent deux ans mais aboutissent et, le 2 mars 2015, ils partent pour une première mission en forêt. Au début, les scientifiques s’installent dans le village Ndongo, en lisière de la forêt, et se font déposer tous les matins à motocyclette à l’endroit voulu le long de la piste avant de se faire récupérer en fin de journée. Pendant des heures, ils se fraient alors un chemin dans la jungle, traquant les traces de quadrumanes à poils longs qui ont plutôt tendance à fuir l’être humain. La traque des scientifiques commence donc avec l’analyse de crottes et des restes de nids au sol, tout en prêtant l’oreille à d’éventuelles vocalises.

Un jour, les deux scientifiques accompagnés de trois assistants locaux parcourent au moins 35 kilomètres à travers la forêt dense, leur progression sans cesse freinée par des lianes, pour tenter de localiser les deux groupes de chimpanzés qui les intéressent. «Cette sortie extrêmement rude a été une expérience fondatrice, se souvient Thibaud Gruber. À la fin, nous n’avions plus de pieds. Nous n’en pouvions plus.»

Résister à la tentation
Leurs efforts portent cependant leurs fruits. Deux communautés de chimpanzés sont identifiées et, en 2016, le processus d’habituation avec la première peut enfin commencer. Les scientifiques se tiennent d’abord à bonne distance, puis s’avancent à 50 mètres des primates, puis de plus en plus près, au fur et à mesure que les animaux se sentent à l’aise avec la présence de ces étranges créatures que sont les humains, munies de carnets de notes et d’appareils photos. Les premiers à dépasser leur peur sont les mâles. Le processus, qui peut prendre jusqu’à dix ans, n’est pas encore totalement terminé.

«L’émotion est forte lorsqu’enfin l’animal est tout près de nous, souligne Thibaud Gruber. Nous ne devons cependant pas céder à la tentation d’aller plus loin et surtout pas à celle de les toucher. Notre règle est de rester à une distance d’au minimum 7 mètres. Elle n’est pas toujours facile à respecter, notamment avec les petits qui sont très curieux. Nous évitons de les regarder dans les yeux et nous ne nous levons pas quand ils viennent s’asseoir près de nous. Nous portons également un masque pour éviter de leur transmettre des maladies potentiellement mortelles. Quand tout fonctionne bien, les chimpanzés ne se soucient plus du tout de nous. Nous devenons des potiches, nous faisons partie du décor. Et là, nous pouvons les observer.»

Alors que l’opération d’habituation est déjà bien engagée, Thibaud Gruber et sa collègue repèrent en lisière de la forêt, le long d’une route de brousse, une station forestière abandonnée, utilisée sporadiquement par les éleveurs ou les braconniers. Le lieu ferait une excellente base pour leurs études. En 2019, ils reçoivent le feu vert de la NFA pour l’investir. Avec l’aide de personnes locales, ils retapent, année après année, les trois baraques et en construisent même une quatrième en 2023.

«Au début, nous travaillions dans des conditions vraiment spartiates, dans une seule petite chambre, se rappelle Thibaud Gruber. Aujourd’hui, tout a été refait, c’est spacieux, propre et il y a même des meubles et du courant électrique produit par des panneaux solaires. La station peut accueillir six ou huit scientifiques et une vingtaine de membres du personnel que nous engageons et formons pour entretenir la station et accueillir les chercheurs en visite.»

À coups de machette
Ces employés connaissent, eux aussi, très bien les chimpanzés. Ils savent où se positionner pour les observer, quels sont les arbres habituels dans lesquels ils se perchent, etc. Ce sont eux également qui ont ouvert à travers la forêt à coups de machettes un quadrillage de sentiers étroits d’une maille de 400 mètres pour faciliter les mouvements des chercheurs.

Un premier papier sur les «quadrumanes à poils longs» de la forêt de Bugoma paraît dans l’American Journal of Primatology du mois de février 2024. Il y est question de leur propension inhabituelle à fabriquer des nids au sol pour dormir. Normalement, les chimpanzés dorment en effet dans les arbres et très épisodiquement par terre. À Bugoma, 20% des nids sont au sol, ce qui est énorme.

Il s’avère également que les chimpanzés de Bugoma se trouvent dans une sorte de «carrefour culturel», à mi-chemin entre Budongo et Kibalé. L’utilisation des «feuilles-éponges» y est courante. Par ailleurs, certains individus considèrent le miel comme une ressource intéressante, d’autres non. Dans des expériences menées par Kelly Mannion, doctorante dans l’équipe de Thibaud Gruber, au moins un mâle a utilisé un bâton quelques fois. Comme ce type de savoir-faire se transmet par les femelles, il est probable qu’il ait appris ce geste de sa mère.

Entre-temps, les scientifiques ont commencé à habituer la deuxième communauté. Vivant à l’origine au nord-ouest de la station, celle-ci a récemment migré, notamment sous la pression des bûcherons qui grignotent la forêt à la lisière de leur territoire. Coup de chance, le groupe s’est installé autour de la station, ce qui a permis d’accélérer le processus.

Les activités d’écotourisme, menées sur la première communauté, ont, quant à elles, démarré en août 2024, après que les scientifiques ont jugé que les conditions le permettaient. C’est la NFA qui vend les permis pour observer les chimpanzés aux touristes qui sont accueillis à la station dans l’attente de la construction d’un centre d’écotourisme séparé. Ces nouveaux visiteurs sont accompagnés d’un guide, prêté pour l’instant par la station en attendant que des indépendants soient formés.

Le développement de cette activité ne se déroule toutefois pas sans anicroche. Souvent abreuvés par des images sur Internet de singes en captivité, les touristes sont moins attentifs à ne pas briser ce contrat de non-interaction entre l’humain et l’animal sauvage. Dans d’autres sites d’écotourisme où les chimpanzés ont été habitués depuis bien plus longtemps qu’à Bugoma, ils s’en approchent parfois trop, risquant de provoquer des interactions, parfois même physiques. Le problème, c’est que cela peut devenir dangereux. Un adulte possède une force impressionnante et peut rapidement devenir agressif. Et comme il se doit, avec des chimpanzés moins habitués comme à Bugoma, certains des visiteurs se plaignent lorsque les animaux restent dans les arbres.

«Je suis retourné en novembre en Ouganda pour aider à la coordination des différents acteurs, comme la NFA, les exploitants de lodges, les guides touristiques et les chercheurs de la station, explique Thibaud Gruber. C’est bien sûr la NFA qui gère comme elle le souhaite la forêt de Bugoma et ses habitants. Mon rôle consiste à informer tous ces acteurs que les primates que nous avons habitués à la présence humaine pourraient très bien disparaître dans la forêt si le stress devenait trop important. Un chimpanzé qui a peur se cache et ne vocalise plus. On risque alors de ne plus le retrouver avant longtemps. Ce qui n’est dans l’intérêt de personne. Ni des chercheurs, ni des touristes.»

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