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10 avril 2025 -Anton Vos

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Le petit «truc» en plus de Shakespeare

Une thèse s’est penchée sur l’utilisation particulièrement fréquente du mot «chose» par le célèbre dramaturge anglais dans ses œuvres. Une marque de fabrique qui est aussi une stratégie délibérée pour attirer l’attention du lecteur.

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Image: DR


Emily Smith vient du Pays de Galles. Et dans le dialecte gallois que parle sa famille, quand il s’agit de désigner une idée, une action ou une apparition dont on ne veut pas préciser les contours ou la nature, il n’existe pas de mot équivalent à «chose» (il existe bien peth, mais il est rare et ne s’utilise normalement que pour des objets physiques). C’est peut-être cette particularité linguistique qui a aiguisé la sensibilité de l’étudiante. Car lorsqu’elle découvre, dans le cadre de ses études, les textes de William Shakespeare, le mot thing lui saute littéralement aux yeux, tellement il apparaît souvent, précisément dans le sens que son gallois ignore. La chose, que personne n’avait soulevée jusque-là, l’intrigue, puis la passionne et la décide finalement à y consacrer sa thèse – – qu’elle vient de terminer au Département de langue et littérature anglaises (Faculté des lettres). Il ressort de son travail – récemment couronné par le Martin-Lehnert-Preis 2025 de la Deutsche Shakespeare-Gesellschaft à Weimar – que l’auteur de Hamlet exploite à dessein, et avec une générosité inédite par rapport à ses contemporains, la vacuité sémantique (sous-spécification) du mot thing pour capturer l’attention du lecteur et de la lectrice ou du spectateur et de la spectatrice, chacun pouvant donner à ce vocable l’interprétation qui lui convient. Mais il l’utilise aussi pour se moquer du langage sentencieux de certains de ses personnages ou encore pour créer un effet comique.

«William Shakespeare est unanimement célébré pour la complexité et la profondeur de ses textes, rappelle Emily Smith. Il est aussi connu pour avoir inventé des mots élégants et sophistiqués, comme multitudinous (plus qu’une multitude) ou encore bedazzled (ébloui par un excès). Bref, c’est un auteur réputé difficile. Mais en même temps, le dramaturge et poète anglophone le plus étudié de la planète fait un usage étonnant du terme le plus simple et le plus vide de sens du lexique: chose, truc, machin, en un mot, thing. Il apparaît même central dans certaines de ses pièces et peut-être bien de sa pensée.»

Une fréquence de 881 fois sur un million
Ce qui met la puce à son oreille galloise, au-delà de sa première impression, c’est la consultation, il y a une dizaine d’années, d’une banque de données comprenant les textes numérisés des principaux auteurs de la littérature anglaise. En tapant thing, le résultat confirme son intuition car la fréquence de ce mot se révèle beaucoup plus importante chez Shakespeare que chez des auteurs contemporains comme Christopher Marlowe ou Ben Jonson.
Par la suite, pour les besoins de ses recherches, Emily Smith développe elle-même sa propre base de données dans laquelle elle corrige les erreurs et les variantes orthographiques qui se rencontrent dans les textes originaux en raison d’une langue qui n’était à l’époque pas encore standardisée. Grâce à ce travail minutieux, elle parvient à mesurer plus précisément le taux «normalisé» d’apparitions de thing dans l’œuvre du Barde d’Avon. Celui-ci se monte à 881 fois sur un million de mots et, si on y ajoute les variantes telles que something, things, anything, etc., on atteint une fréquence de 1761 sur un million. Rien que dans Hamlet (environ 30 000 mots), thing apparaît 50 fois, soit autant que le mot father, qui est pourtant l’un des sujets principaux de la plus célèbre tragédie de Shakespeare.
«Ce n’est pas si mal pour un mot qui ne veut rien dire, constate Emily Smith. Et comme Shakespeare n’en donne pas le sens, c’est au lecteur ou au spectateur d’en chercher un.»
En étudiant plus précisément l’usage de ce mot passe-partout, la chercheuse se rend compte qu’il apparaît dans les tragédies et les comédies mais presque jamais dans les œuvres historiques, en particulier celles qui traitent des monarques de la maison Tudor, la dynastie régnante de son époque. Sur ces thèmes délicats et pour ne pas froisser les puissants, l’auteur soigne son style et ne s’autorise pas à user de son petit «truc» linguistique.

Cléopâtre, une chose
Mais ailleurs, il s’en sert sans compter. Par exemple pour désigner spectres, fantômes et autres ombres qui peuplent toujours ses pièces. Ou encore pour évoquer une pensée que le personnage qui s’exprime ne veut pas expliciter. Dans Jules César, Brutus réfléchit à son projet de tuer César et cette idée affreuse d’assassiner son père, fût-il adoptif, devient dans sa tête une chose, un euphémisme avec lequel il peut jouer durant son monologue. Ce n’est qu’au moment où l’action a vraiment eu lieu que le geste meurtrier est à nouveau décrit comme tel. Macbeth, qui tue et fait tuer beaucoup de gens au cours de la pièce qui porte son nom, fait de même en parlant de ses crimes. Parfois, ce sont les personnages qui deviennent des choses. Dans Antoine et Cléopâtre, c’est Cléopâtre elle-même qui est qualifiée de la sorte. Elle a tant de qualités que l’on ne trouve plus de mots pour la dépeindre. Caliban, la créature difforme dans La Tempête, subit le même traitement, mais plutôt parce qu’on renonce à le décrire tant il est monstrueux.
«Au début, je pensais que cette solution de facilité langagière était liée au fait que William Shakespeare n’a pas – pense-t-on – reçu d’éducation supérieure, souligne Emily Smith. Mais en analysant le phénomène, je suis convaincue qu’il s’agit là d’une véritable stratégie littéraire.»
C’est même sa marque de fabrique. Il n’y a guère que dans certaines œuvres de John Fletcher que l’on retrouve la même particularité. Mais on sait que ce dernier a en réalité copié Shakespeare. On retrouve aussi une fréquence élevée de things dans The Spanish Tragedy de Thomas Kyd, qui est antérieur à Shakespeare. Mais cela ne concerne que trois passages dont on sait qu’ils ont été ajoutés plus tard. Et par le poète de Stratford-upon-Avon lui-même, qui en a profité pour y glisser ses petits thing partout.

Après la «chose», le «et»
«Mon truc à moi, souligne Emily Smith, c’est de montrer que le big data, si on l’utilise correctement, peut améliorer notre réponse au texte. Cette approche nouvelle injecte en effet une dose d’objectivité dans un champ de recherche, la littérature, qui est par ailleurs très subjectif. Elle fournit en tout cas des chiffres, qu’iI faut encore interpréter, bien sûr, mais qui permettent au moins d’effectuer des comparaisons entre les textes, entre les auteurs, etc.».
La chercheuse poursuit ses travaux dans le domaine et, dans le cadre d’une collaboration qu’elle a entamée avec l’Ծé d’Exeter, au Royaume-Uni, elle a découvert que la tragédie Titus Andronicus, qui est probablement la première œuvre de Shakespeare, comporte beaucoup plus de fois le mot and que les autres pièces du même auteur. Cette fréquence diminue cependant dans ses pièces suivantes (dont La Comédie des erreurs et La Mégère apprivoisée), tandis que le mot thing, lui, commence à apparaître plus souvent. L’analyse permet ainsi d’approcher, par un angle inédit, la manière dont l’écriture du grand dramaturge anglais a évolué.

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