
Swatch Group a annoncé le 19 mars 2025 qu’il participerait au financement du futur spectromètre Ristretto, construit à l’Observatoire de Genève. De gauche à droite: Francesco Pepe, professeur et directeur du Département d’astronomie, Nicolas Hayek, président de Swatch Group, Christophe Lovis, professeur associé au Département d’astronomie. Image: Nicolas Hayek, président de Swatch Group
«La cible privilégiée et la plus excitante de Ristretto sera Proxima du Centaure b», explique Christophe Lovis, professeur-associé au Département d’astronomie et responsable du développement du spectromètre. «C’est une planète qui tourne autour de l’étoile la plus proche du Soleil (4 années-lumière); elle est rocheuse, de la taille de la Terre et évolue dans la zone tempérée, c’est-à-dire celle qui pourrait théoriquement supporter la vie.»
Ristretto est conçu pour étudier l’atmosphère d’exoplanètes en mesurant la lumière réfléchie par la planète et en la séparant, autant que possible, de celle, directe et aveuglante, de son étoile. En plus de nombreuses prouesses et «trucs» techniques, l’exercice exige une résolution angulaire suffisante que le miroir de 8 mètres de diamètre des télescopes du VLT peut offrir.
L’instrument genevois se concentrera sur l’atmosphère d’une douzaine d’exoplanètes parmi les plus proches de la Terre, dont la super-Terre autour de Proxima du Centaure, quelques Jupiters froides et des Neptunes tièdes, c’est-à-dire des planètes qui ressemblent beaucoup à celles du Système solaire. Il sera capable de détecter des molécules telles que l’oxygène (O2), de la vapeur d’eau (H2O) ou encore du méthane (CH4).
«Ailleurs dans le monde, d’autres instruments, dont le télescope spatial James Webb, mesurent déjà des exo-atmosphères, précise Christophe Lovis. Mais ils le font à partir de la lumière qui traverse l’atmosphère lorsque l’exoplanète passe devant son étoile. Aucune des planètes proches ciblées par Ristretto n’est dans cette configuration qu’on appelle le ‘transit’.»
L’objectif de Ristretto consiste à démontrer la faisabilité de la méthode. C’est donc une étape intermédiaire vers un instrument plus important. Celui-ci existe d’ailleurs déjà sur le papier. Il s’agit d’Andes (Armazones high Dispersion Echelle Spectrograph) qui sera installé sur l’ELT (Extremely Large Telescope), actuellement en construction dans les montagnes désertiques du nord du Chili. Un des quatre spectromètres que comptera cet appareil d’envergure sera fabriqué par l’équipe désormais plus que rodée de l’Observatoire de Genève.
Savoir-faire unique
Ce dernier a en effet développé un savoir-faire unique en matière de spectromètres de haute précision à partir du début des années 1970 et mobilise aujourd’hui une équipe d’une vingtaine de personnes, composée de professeur-es, d’ingénieur-es, de doctorant-es, de chercheurs et chercheuses, de techniciens et même d’apprentis depuis une dizaine d’années.
«Tout commence en 1971 lorsque Michel Mayor, aujourd’hui professeur honoraire à la Faculté des sciences et Prix Nobel de physique, entame la fabrication, avec quelques collègues aux observatoires de Genève, de Marseille et de Haute-Provence, d’un instrument destiné à détecter les systèmes d’étoiles doubles, explique Francesco Pepe, professeur et directeur du Département d’astronomie. Il s’agit en fait d’une copie améliorée d’un spectromètre à corrélation un peu rustique inventé par un astronome britannique, Roger Griffin. Cet instrument, baptisé «Coravel», est capable de mesurer de petites vitesses radiales d’une étoile (avec une précision de 300 mètres par seconde) provoquées par la présence d’un compagnon en orbite. Il est installé sur un télescope de l’Observatoire de Haute-Provence (OHP) en 1977.»
Avec les années et les constants perfectionnements, Coravel parvient à détecter des étoiles de plus en plus petites orbitant autour d’autres étoiles. Il réussit même à confirmer la présence d’une naine brune (une étoile trop petite pour déclencher les réactions thermonucléaires qui la feraient briller) autour de l’étoile HD 114762, ce qui vaut aux astronomes genevois d’être associés à un article dans la revue Nature en 1989.
En 1990, pour répondre à une demande de l’OHP, Michel Mayor et sa petite équipe se lancent dans la construction du successeur de Coravel. Ce sera d’abord Élodie, installé à l’OHP en 1993, puis sa copie Coralie, en 1998, montée sur le télescope suisse Euler au Chili, dans l’hémisphère Sud. Le saut technologique est considérable (fibres optiques, caméras digitales, traitement des données numériques...). Les contributions se multiplient et l’équipe compte désormais une dizaine de personnes. Élodie atteint une précision de 15 m/s et, en novembre 1994, détecte la première exoplanète de l’histoire permettant à Michel Mayor et à Didier Queloz de décrocher le prix Nobel de physique en 2019. Avec l’arrivée de Coralie, qui atteint une précision de 6 m/s, les découvertes se multiplient et les deux appareils accrochent des dizaines d’exoplanètes à leur tableau de chasse.
Les seuls à relever le défi
En 1998, Michel Mayor parvient à convaincre l’(ESO) que pour assurer l’avenir de son observatoire astronomique de La Silla au Chili (où se trouve le télescope Euler), il faut développer le successeur d’Élodie et Coralie. L’ESO lance alors un appel à propositions pour un nouveau spectrographe d’une précision d’un mètre par seconde qui doit équiper son télescope de 3,60 mètres. Les seuls à relever le défi sont Michel Mayor et son équipe. C’est ainsi que commence l’aventure de la troisième génération de spectrographes genevois. Francesco Pepe, initialement engagé pour travailler sur les expériences en ballons stratosphériques, est réquisitionné pour mener cette aventure à bien.
Ce sera Harps (High-Accuracy Radial-velocity Planet Searcher), mis en fonction en 2003, suivi neuf ans plus tard par Harps-N, son jumeau installé dans l’hémisphère Nord sur le Telescopio Nazionale Galileo italien de 3,58 mètres aux Canaries. Avec ces outils, on commence à détecter et à mesurer la masse d’exoplanètes plus légères que Neptune, puis des super-Terres évoluant dans la zone habitable d’étoiles de type solaire. Harps devient le chasseur d’exoplanètes le plus prolifique. Il ne sera dépassé que plusieurs années plus tard par le satellite Kepler qui peut se targuer d’avoir identifié à lui seul des milliers de candidates au statut de planètes, mais grâce à une autre technique, celle dite du «transit».
Autour de ces spectromètres se constitue, par ailleurs, une équipe scientifique qui se consacre à l’exploitation des données. «À cette époque, nous avons développé un savoir-faire considérable des techniques de caméra, de cryogénie, de vide, de détecteurs, d’optique, de traitement des données, etc., explique Francesco Pepe. Nous étions, sans conteste, les spécialistes mondiaux des spectromètres.»
C’est donc tout naturellement que le groupe genevois se voit confier, en collaboration avec des instituts portugais, espagnols et italiens, la fabrication du spectromètre suivant, de 4e génération, à savoir Espresso (Echelle Spectrograph for Rocky Exoplanets and Stable Spectroscopic Observations). Installé sur le VLT dans le désert d’Atacama au Chili en 2017, ce monstre de plusieurs tonnes est spécialisé dans l’étude et la caractérisation des planètes rocheuses (de faible masse) se situant dans la zone habitable de leur étoile. Avec sa capacité à mesurer des vitesses aussi faibles qu’une dizaine de centimètres par seconde, il est probablement le seul instrument au monde capable de confirmer et de mesurer la masse des plus petites planètes telluriques découvertes par la méthode du transit. Espresso s’approche de la limite physique au-delà de laquelle il devient presque impossible de distinguer les contributions d’un éventuel compagnon en orbite de celles des mouvements de contraction et de dilatation de l’étoile elle-même.
Un Espresso de l’hémisphère Nord, une version améliorée de celui de l’hémisphère Sud, est également prévu. Sa construction n’a pas encore commencé, faute d’avoir réuni tout le financement. Mais si le projet se réalise, il pourrait bien être installé sur le télescope japonais Subaru de 8,2 mètres, dressé au sommet du Mauna Kea à Hawaï. «Un des meilleurs sites du monde», précise Francesco Pepe.