Le Journal de l’UNIGE: Comment est-ce qu’on mesure la fluidité verbale?
Paolo Ghisletta: Dans notre éٳܻ, les participants ont dû, durant un laps de temps assez court (90 secondes), énumérer le plus grand nombre de noms d’animaux possible. Dans une seconde tâche de même durée, on leur a demandé de trouver des mots commençant par la lettre S. La combinaison des résultats de ces deux tâches fournit le score de fluidité verbale. Ce test est souvent utilisé en neuropsychologie pour aider à évaluer l’état clinique de patients ayant souffert d’un accident vasculaire cérébral ou d’un traumatisme, par exemple.
Quelles autres facultés cognitives avez-vous étudiées?
Nous avons également utilisé des données sur la vitesse de perception, la mémoire épisodique et la connaissance verbale. Pour la première, on présente par exemple aux personnes une liste d’associations aléatoires de chiffres et de lettres (1C, 2T, 3B…). On leur donne ensuite un chiffre et ils doivent trouver le plus rapidement possible la lettre correspondante en consultant la liste. Pour la mémoire épisodique, on présente, entre autres, une association de deux mots sans lien logique entre eux. On donne ensuite le premier et la personne doit se rappeler le second. Quant à la connaissance verbale, elle est notamment mesurée en montrant cinq combinaisons de lettres parmi lesquelles il faut trouver la seule qui forme un mot du dictionnaire (les autres n’en ayant que l’apparence). En tout, nous avons récolté les résultats de neuf tâches pour évaluer les quatre facultés cognitives.
D’où viennent les données utilisées dans votre éٳܻ?
Elles sont tirées de la (BASE), une vaste éٳܻ ayant fait appel à des personnes âgées (nées entre 1887 et 1922) qui ont été suivies de 1990 à 2009. Leurs facultés cognitives, que j’ai détaillées plus haut, ont été évaluées à huit reprises au cours des dix-huit ans qu’a duré l’éٳܻ. L’échantillon de la BASE était composé de 516 personnes en bonne santé (au départ, du moins) et réparti à parts égales dans six tranches d’âge (70-74, 75-79, 80-84, 85-89, 90-94, 95 et plus). Nous avons intégré leurs âge, sexe, statut socio-économique et des données sur une éventuelle suspicion de démence. Dans la dernière vague de mesures, seuls 22 individus étaient encore en vie pour répondre aux questions des scientifiques. Les derniers sont morts il y a environ 5 ans, ce qui a permis de compléter les ultimes données sur la survie des membres de cet échantillon.
Qu’y a-t-il de nouveau dans votre éٳܻ?
Nous ne sommes pas les premiers à établir un lien entre l’intelligence et la survie. En revanche, aucune autre éٳܻ n’a pu disposer de données sur une si grande variété de facultés cognitives, mesurées en même temps sur une même cohorte de personnes âgées suivies sur une période aussi longue. Nous avons également bénéficié de développements informatiques très récents, sans lesquels nous n’aurions pas réussi à effectuer les analyses conjointes de données longitudinales de toutes les tâches combinées aux données de survie, analyses qui sont particulièrement complexes.
Il en ressort donc que la fluidité verbale serait la seule faculté cognitive associée à la survie?
Il faut préciser qu’un bon score pour chacun des neuf indicateurs (un par tâche) est associé à une meilleure survie, mais seulement quand il est considéré isolément. Alors qu’en réalisant une analyse conjointe de tous les indicateurs, seuls les deux qui permettent d’évaluer la fluidité verbale sortent du lot. Et ce, de manière significative et robuste. Les autres associations disparaissent, étant donné qu’une fois que l’on connaît le score de fluidité verbale d’une personne, ses scores sur les autres capacités cognitives n’améliorent pas la prédiction de sa survie. Les scores sur différentes tâches cognitives sont en effet hautement corrélés entre eux, ce qui crée une forte redondance.
Qu’en est-il des informations concernant le statut socio-économique des personnes âgées ou de la suspicion de démence? Ces deux indicateurs ne sont-ils pas plus forts?
On sait en effet que les personnes atteintes de démence présentent un risque de décéder bien plus élevé que les autres. Dans notre cas, en n’effectuant l’analyse que sur ce seul indicateur, ce risque augmente de 40%. Mais en l’incluant dans l’analyse des différentes facultés cognitives, cette association s’efface. En d’autres termes, l’effet de la démence est indirect. Il conditionne le déclin de la performance cognitive et c’est lui qui va finalement influencer les chances de survie. Le même phénomène s’observe concernant le statut socio-économique. On sait que les individus ayant, par exemple, fait des éٳܻs et exercé des professions intellectuellement plus stimulantes ont en moyenne un meilleur accès au réseau médical et un mode de vie plus sain, ce qui joue un rôle non négligeable sur leurs chances d’une survie prolongée. Mais ce facteur s’efface lui aussi dans notre analyse quand on inclut les facultés cognitives. Il n’y a guère que le sexe qui résistent à notre analyse aux côtés de la fluidité verbale. Les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Cela reste un indicateur indépendant robuste.
Ce résultat vous surprend-il?
Oui. Je m’attendais à ce que la vitesse de perception se révèle, elle aussi, un indicateur fort. Les scores obtenus lors de la mesure de cette faculté cognitive montrent une très grande variabilité, notamment chez les personnes âgées, et qui pouvait être en lien avec la survie. Nos résultats montrent que ce n’est pas le cas. Cela dit, la fluidité verbale faisait aussi partie de nos candidats. Dans des éٳܻs antérieures, les tâches évaluant cette faculté se sont révélées particulièrement sensibles aux déficits préfrontaux et frontaux-sous-corticaux, au diagnostic et à la progression de la démence, aux troubles cognitifs légers et à la maladie de Parkinson, autant de conditions liées à un raccourcissement de l’espérance de vie.
Les gens meurent en général d’un arrêt cardiaque, d’un cancer… enfin, d’autre chose que du déclin de leurs facultés cognitives.
Certes, mais notre éٳܻ ne fait qu’établir une association entre la fluidité verbale et la probabilité de survie. Nous ne connaissons pas la cause de décès des participantes et des participants. En vieillissant, les individus subissent un déclin généralisé qui affecte autant les dimensions biologiques et physiologiques de leur organisme – qui va conduire au décès – que la cognition. Mais cette dernière n’est finalement rien d’autre que le résultat de mécanismes biologiques, certes complexes, mais biologiques.
Existe-t-il d’autres indicateurs qui soient associés à la survie?
Il se trouve que j’ai participé il y a quelques années à une portant sur une population un peu plus jeune – et anglaise cette fois-ci – qui est parue en février 2016 dans la même revue. Nous avons confronté 65 prédicteurs différents. Certains d’ordre cognitif ou psychologique, d’autres physiques et d’autres encore tels que le tabagisme, la quantité de médicaments, le type de diagnostics médicaux, le nombre de maladies chroniques, etc. Nous avons pu déterminer que les facteurs les plus fortement associés à la survie étaient d’ordre psychologique. Ce qui justifie notre présente éٳܻ.
Si je fais passer des tests de fluidité verbale à une personne âgée, est-ce que j’obtiendrai sa chance de survie?
Passer d’un échantillon entier à un individu seul est tentant, mais erroné. Notre résultat est de nature probabiliste. Le score d’un individu précis lui donne une place dans une distribution de référence et peut être associé à une probabilité. C’est tout. On ne peut pas en tirer un diagnostic. Ce serait même une très grave erreur de le faire. Cela dit, les médecins généralistes font parfois passer ce test à leurs patients. Mais c’est pour évaluer la nécessité de poursuivre leur investigation dans la direction d’un déclin cognitif.