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28 novembre 2024 - Anton Vos

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Le machiavélisme à l’épreuve de l’égalité de genre

En moyenne, les hommes sont plus machiavéliques que les femmes et cette différence augmente paradoxalement dans les sociétés plus égalitaires, selon une étude en psychologie sociale.

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Nicolas Machiavel (1469-1527), auteur du traité politique «Le Prince» qui a donné naissance à l'épithète «machiavélique». Image: DR

Les femmes peuvent être machiavéliques. Mais elles le sont moins que les hommes et quand elles le sont, c’est surtout pour obtenir des ressources auxquelles elles n’ont pas facilement accès. Dans les sociétés où l’égalité entre les sexes est la plus aboutie, cette nécessité diminue, tandis que la propension des hommes à atteindre à tout prix leurs propres objectifs reste inchangée, augmentant de ce fait une différence de genre. Telle est le résultat d’une étude parue en octobre dans la revue et dirigée par Juan M. Falomir-Pichastor, professeur à la Section de psychologie (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation). Ce travail, dont le premier auteur est Dan Confino, anciennement chercheur à la Section de psychologie, a porté sur des données concernant 56’936 adultes, provenant du monde entier (48 pays, dont la Suisse) et récoltées entre 2017 et 2019. Explications.

Le Journal: Cette étude s’intéresse à la notion de machiavélisme. Que recouvre-t-elle précisément?
Juan M. Falomir-Pichastor: Le machiavélisme est un trait de personnalité très étudié en psychologie. Il fait partie de la triade noire, avec le narcissisme et la psychopathie. Il décrit la propension plus ou moins élevée des individus à instrumentaliser les autres, à les manipuler et à les tromper afin d’atteindre leur objectif. C’est un trait proche de l’égoïsme, dont le but est l’intérêt personnel qui prévaut sur les moyens employés. Dans mon équipe, par exemple, nous utilisons la notion de machiavélisme pour essayer de comprendre le processus d’objectivation d’autrui, cette tendance à considérer les autres comme des objets que l’on pourrait utiliser et manipuler. Une des manifestations de cette objectivation se remarque notamment dans le domaine sexuel. La tendance à évaluer l’autre en fonction de son seul attrait sexuel est très fortement prédite par le niveau de machiavélisme d’un individu qui, lui, peut être mesuré par un test bien rodé (MACH-IV), comportant une vingtaine de questions.

Quel est l’objectif de la présente étude?
Je précise d’abord que dans notre travail, le machiavélisme que nous analysons se trouve à un niveau non pathologique. Au-delà d’un certain seuil, ce trait devient négativement connoté et socialement nocif. Mais, à des doses relativement basses, ce trait de personnalité indique une tendance à instrumentaliser autrui sans nécessairement provoquer de forts rejets. Cela étant dit, nous avons voulu analyser de plus près une corrélation connue depuis longtemps entre le machiavélisme et le sexe. De manière très consistante, les études montrent en effet que les hommes obtiennent en moyenne des scores plus élevés que les femmes en machiavélisme – tout comme dans les deux autres traits malveillants de la triade noire, d’ailleurs. Plusieurs travaux soutiennent également ce qu’on appelle le «paradoxe de l’égalité de genre» selon lequel plus une société est égalitaire, plus nous observons de différences dans les traits de personnalité entre les hommes et les femmes, alors que l’on pourrait s’attendre au contraire. Néanmoins, les preuves dont nous disposons ne sont que corrélationnelles. On ne connaît donc pas les causalités plus profondes et complexes qui se cachent derrière ce phénomène. Par ailleurs, les études spécifiques sur le machiavélisme et l’égalité de genre sont très rares. Notre travail vise à combler cette lacune.

Comment avez-vous procédé?
Nous avons comparé la différence de machiavélisme entre hommes et femmes et le niveau d’égalité entre les sexes pour 48 pays très différents du point de vue socioéconomique. Ces données ont été récupérées sur un site de psychométrie en libre accès pour les scientifiques. La valeur de l’égalité de genre a été obtenue grâce à l’Indice d’inégalité de genre, développé par les Nations unies, et au Global Gender Gap Index, conçu par le World Economic Forum, qui mesurent le même phénomène de manière un peu différente et complémentaire.

Quelles étaient vos hypothèses de départ?
Nous nous sommes basés sur deux perspectives théoriques concurrentes. La première, la théorie des rôles sociaux, est plus intuitive et stipule que les différences psychologiques entre les hommes et les femmes seraient principalement dues aux processus de socialisation à travers des rôles respectifs de genre dans la société. Selon ce point de vue, plus l’égalité des sexes augmente dans une société, plus les rôles sociaux entre les hommes et les femmes devraient se ressembler et plus les différences psychologiques entre les sexes, dont le machiavélisme, devraient diminuer.

Et l’autre hypothèse?
Il s’agit d’une hypothèse évolutionniste. Elle affirme que les différences de traits et de valeurs entre les sexes sont innées et se sont développées au cours de l’évolution, en réponse aux défis d’adaptation auxquels nos ancêtres ont dû faire face. En d’autres termes, les hommes auraient une tendance intrinsèque plus importante à être plus machiavéliques, peut-être parce qu’ils auraient toujours eu plus de pouvoir et auraient adopté des tâches plus compétitives et risquées. Les femmes, elles, longtemps confinées dans l’environnement familial, moins compétitif et dangereux, pour protéger la progéniture, seraient génétiquement moins enclines au machiavélisme. Une société plus égalitaire, en offrant les mêmes ressources à tout le monde, augmenterait les différences de personnalité entre les sexes, notamment parce que les individus seraient autorisés à suivre leurs penchants intrinsèques de manière plus intensive. Plus précisément, cette perspective théorique suggère que l’égalité des sexes augmenterait l’adhésion des hommes au machiavélisme et réduirait celle des femmes. Elle permettrait, selon certains auteurs, d’expliquer le fameux paradoxe de l’égalité de genre.

Quelle hypothèse vos résultats ont-ils favorisée?
Ni l’une ni l’autre. Nos résultats montrent que la différence de genre dans le machiavélisme augmente effectivement dans les pays plus égalitaires. Mais c’est uniquement parce que les femmes y sont moins machiavéliques. Les hommes obtiennent le même score, quel que soit l’endroit où se trouve le curseur de l’égalité des sexes. Ces résultats ne correspondent donc à aucune des deux hypothèses. Ce qui nous a amenés à affiner la théorie.

De quelle façon?
On remarque que le niveau d’égalité d’un pays exerce une influence sur le machiavélisme des femmes et non sur celui des hommes. Les femmes étant un groupe ayant en général un statut social plus bas que les hommes, avec moins de ressources physiques, matérielles ou économiques, on peut considérer qu’elles doivent développer d’autres moyens pour essayer de tirer un avantage dans leurs interactions avec les représentants du sexe opposé. Si elles ne peuvent pas le faire en se battant, elles peuvent y arriver en rusant. Pour elles, un certain degré de machiavélisme serait donc un moyen de compenser leur manque de pouvoir socioéconomique. Si on adopte ce point de vue, on peut comprendre qu’en vivant dans un environnement plus égalitaire, les femmes peuvent plus facilement renoncer à cette stratégie.

Qu’en est-il des hommes?
Pour eux, le niveau de machiavélisme reste élevé et inchangé quel que soit le degré d’égalité atteint par leur pays de résidence. Notre étude ne nous permet pas de comprendre la véritable raison de cette différence psychologique entre les sexes. On peut toutefois noter que si un machiavélisme soutenu était le reflet de la motivation des hommes à affirmer leur identité de genre (c’est-à-dire à acquérir un statut et du pouvoir en manipulant les autres), nos résultats contrediraient l’idée selon laquelle une plus grande égalité entre les sexes augmenterait cette motivation. Une possible explication à cela serait cependant que les hommes auraient une certaine réticence à se montrer machiavéliques du fait que la manipulation et l’instrumentalisation d’autrui seraient perçues de façon négative dans les sociétés plus égalitaires.

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