AVƵ

25 mars 2025 - Yann Bernardinelli

ÉéԱ𳾱Գٲ

«Ce qui est le plus fascinant avec un animal, c’est à quel point il est différent de nous»

La soirée d’ouverture du Festival Histoire et Cité invite à une transposition dans le monde hypersensible des animaux sauvages grâce aux mots de l’écrivain Jean-Christophe Bailly. Une rencontre en territoire inconnu destinée à étendre notre conscience du vivant.

FHC25_Les animaux sans nous_J.jpg

Le fait que l’existence animale soit aujourd’hui menacée ne semble inquiéter que les scientifiques et une poignée de protecteurs/trices de la nature. L’humanité n’a pas conscience qu’une extinction du vivant sera synonyme de sa propre disparition. Pourtant, les données scientifiques abondentpour décrire l’incroyable complexité animale: les ouvrages de zoologie et leurs précis de systématique classifient les espèces depuis bien plus de deux cents ans. Pourquoi ces connaissances ne suscitent-elles pas l’envie de sauvegarder cette incroyable richesse? Peut-être parce qu’elles ne disent rien de ce que vivent, voient, sentent et ressentent les animaux, un monde inconnu fait d’hypersensibilité. C’est ce que pense Jean-Christophe Bailly après une carrière largement passée à décrire l’animal et son territoire, armé de son unique plume. Il sera l’invité de la soirée d’ouverture «» du Festival Histoire et Cité le 1er avril prochain. Entretien.

Le Journal: Vous œuvrez pour trouver les mots justes, ceux qui décrivent la vie animale. Le substantif «biodiversité» n’en fait pas partie. Pourquoi?
Jean-Christophe Bailly:
Biodiversité est un mot que je déteste, car il est trop généraliste. Les animaux et leur territoire, la nature, constituent son contraire. La biodiversité est certes le fait de reconnaître et de différencier les espèces les unes des autres, mais le problème est que les signes singuliers de chaque individu sont tous différents, même au sein d’une même espèce. La nature a une capacité sans pareille d’inventer de nouveaux phrasés, comme en littérature. L’ennemi de la nature est le clone. Certes, la nature reproduit des systèmes existants, mais il y a une légère différence à chaque fois. C’est la somme de toutes ces modifications continues, de ces différences, qui fait que le monde est viable.

En quoi l’approche littéraire peut-elle aider l’humain dans son rapport à l’animal?
La littérature, réduite à l’art du langage, essaye de rendre le plus retentissantes possible les phrases que l’on écrit. Décrire l’univers tel qu’il est pour les êtres qui n’ont pas l’utilisation du langage d’un point de vue pratique, comme les animaux, c’est justement le moteur de la littérature. Dès lors qu’on essaye de comprendre la vie de ces animaux, on entre dans un agrandissement qui est littéralement sidérant, à l’image de l’intérêt qu’on peut avoir pour eux quand on est tout petit. Nous sommes immédiatement intrigués par leur extraordinaire différence avec nous, et ce, quels que soient leur taille, leur couleur ou leur mode de déplacement. L’idée est de rendre compte du rapport des animaux au territoire, à la nuit, au jour ou au temps qui passe. Comprendre l’animal enrichit la pensée humaine, étend sa conscience du vivant.

Vous dites que la connaissance humaine du ressenti animal est pauvre. Faudrait-il en savoir plus, ou au contraire rester dans l’inconnu?
Les deux! Ce qui est le plus fascinant devant un animal, c’est à quel point il est différent de nous. Plus nous cumulons les observations scientifiques fascinantes, plus nous en voulons. Mais en même temps, quelle que soit la quantité de connaissances accumulées par la recherche, on reste devant quelque chose de fondamental, de magnifique et d’absolument inconnu: prendre conscience de l’existence de l’animal lorsque l’on est face à lui. Cela annule, d’une certaine manière, tous les savoirs.

’e-à-徱?
Quand on se trouve, par exemple, en présence d’un éléphant, on est devant une montagne d’énigmes. Et le fait qu’il soit menaçant avec son immense masse corporelle n’a rien à voir avec cela. Je parle du fait que ses apparitions ont l’air de raconter quelque chose que nous pouvons regarder, mais que nous ne pouvons pas véritablement comprendre. Le soir, les éléphants se promènent en horde, à la queue leu leu. Ils marchent assez vite dans une direction bien déterminée. Ils vont quelque part. En les regardant passer, nous voyons donc une façon d’habiter le monde. Elle révèle qu’ils ont une connaissance extrêmement intime et précise de leur environnement, sans posséder de cartes géographiques comme nous. Devant cela, tout notre savoir devient lacunaire et pataud, car nous n’avons pas cette vision du monde. Idem pour la migration des hirondelles capables de faire 10 fois Stockholm-Dakar pendant leur vie. Imaginez la relation à l’espace qu’elles doivent avoir du haut de leurs 25grammes.

Vous parlez de territoire hypersensible de l’animal. Comment définissez-vous l’hypersensibilité?
L’hypersensibilité, c’est toutes ces choses qu’on ne sait pas. La manière dont les serpents évoluent en rampant et disparaissent à toute vitesse, c’est une sensibilité. Elle est différente d’un animal à l’autre. Le lynx, par exemple, se caractérise par son insaisissabilité. Il est presque impossible de le voir. Ce qui fait qu’il est lui-même est sa qualité d’ouïe hors du commun et son toucher unique grâce à ses plumets sur les oreilles et ses grosses pattes. Cela lui permet d’évoluer dans son espace en étant informé de façon beaucoup plus intense que nous, c’est son hypersensibilité.

Que sous-entend le titre de votre conférence, «Les animaux sans nous»?
Plus on les regarde vivre selon leurs traditions et moins on interfère avec, mieux c’est. On évite ainsi tout phénomène d’anthropomorphisme comme dans les fables de La Fontaine. Ce sont de beaux contes, mais si on analyse des passages dans Le corbeau et le renard, on constate qu’on sort totalement de la réalité des animaux et qu’on est dans une vision humaine. On ne sait pas ce que pense un corbeau, ce que ressent un renard. Derrière «Les animaux sans nous» se dégage aussi l’idée qu’un jour ils auront peut-être la paix, lorsqu’on disparaîtra.

Pour ne pas en arriver là, que faut-il faire? Lire?
Avant tout regarder, enregistrer, scruter, admirer. Et lire! Même si les livres ne sont pas assez lus, on voit combien ceux consacrés aux animaux voient leur quantité augmenter. Mais c’est l’enseignement qui doit changeravant tout. Il faut faire vivre aux enfants des rencontres exceptionnelles avec les animaux. Même au zoo.

Soirée d'ouverture du Festival Histoire et Cité avec Jean-Christophe Bailly, écrivain

Mardi 1er avril | 18h30 | Uni Dufour, U300


ÉéԱ𳾱Գٲ