LeJournal: En 1920, la Société des Nations tient sa première Assemblée générale à Genève où elle vient de s’installer. Quelle est son ambition?
Sandrine Kott: Au sortir de la Première Guerre mondiale, les dirigeants politiques des grandes puissances occidentales, poussés par des réseaux internationaux qui s’étaient développés dans la seconde moitié du XIXe siècle, sont convaincus qu’il importe de prévenir les guerres et les déséquilibres mondiaux. Les deux organisations internationales créées par le Traité de Versailles à l’issue de la Première Guerre mondiale s’installent à Genève en 1920. La Société des Nations (SdN) a, avant tout, pour mission d’éviter la guerre en offrant un cadre pérenne de dialogue entre les nations. Mais très rapidement, elle diversifie ses activités et met en place des comités pour résoudre des problèmes plus «techniques» comme ceux liés à l’économie, aux réfugiés ou à la santé. L’Organisation internationale du travail (OIT) est, de son côté, chargée de promouvoir un savoir international sur les questions du travail et d’élaborer des normes internationales dans ce domaine. Elle poursuit trois objectifs principaux: offrir une alternative réformiste à la révolution bolchévique et à tous les mouvements révolutionnaires, satisfaire les revendications exprimées par le syndicalisme et réguler socialement la globalisation économique.
Moins de vingt ans plus tard, le monde entre pourtant à nouveau en guerre. La Société des Nations a-t-elle échoué?
C’est ce que l’on entend souvent en effet. Il est vrai que la SDN n’a pas réussi à éviter la guerre, mais elle a favorisé le développement d’une véritable expertise internationale dans différents domaines, expertise qui, après la Seconde Guerre mondiale, va nourrir le travail des agences techniques du système des Nations Unies comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Ces agences poursuivent et prolongent un véritable travail de régulation internationale. La Suisse a d’ailleurs bien compris leur utilité, en choisissant de les rejoindre toutes, alors qu’elle n’entre à l’ONU qu’en 2002.
Que se passe-t-il après la Seconde Guerre mondiale?
Contrairement à ce qui est souvent avancé, le multilatéralisme se porte bien durant la guerre froide. Les assemblées plénières sont des lieux de conflits verbaux, mais aussi de rencontres entre les représentants des pays des blocs opposés. Ceux des pays nouvellement décolonisés y voient un espace de reconnaissance internationale. C’est là également qu’ils s’organisent collectivement au sein du groupe des 77 à partir de 1964. Par ailleurs, dans les secrétariats, le travail technique réunit des fonctionnaires et des expert-es de pays ayant des systèmes économiques et sociaux différents. Les organisations internationales servent ainsi de plateforme pour partager et faire circuler les modèles d’expertise, de l’Ouest vers l’Est, de l’Ouest vers le Sud, et de l’Est vers le Sud.
Pouvez-vous en donner un exemple?
Dès les années 1950, l’OIT développe des missions de productivité et des programmes de management. L’objectif est d’accroître la productivité du travail afin de financer des programmes sociaux et en particulier de développer la sécurité sociale. Ces missions sont très demandées par les pays du bloc de l’Est, qui font face à un déficit de productivité. Ainsi, jusque dans les années 1970, de nombreux/euses expert-es en management, venu-es d’Europe occidentale et des États-Unis, diffusent des modèles de gestion du travail parmi les cadres des pays socialistes. Cette circulation des savoirs permet de mieux comprendre la sortie rapide du communisme.
Ces dernières années, les États-Unis ont multiplié les attaques à l’encontre du système onusien et l’annonce de leur retrait de l’OMS, en pleine pandémie, semble en sonner le glas. Le multilatéralisme est-il moribond?
Le multilatéralisme est, en effet, aujourd’hui fortement remis en cause – et l’attitude de Donald Trump sur la scène internationale en fut la manifestation la plus évidente – mais les difficultés ont commencé bien avant. Dès la fin des années 1970, les expert-es étatsunien-nes savent que les pays du bloc de l’Est sont économiquement à bout de souffle et que le socialisme est en perte de vitesse. Dans le même temps, les revendications en faveur d’un «Nouvel ordre économique international» émanant de certains représentants des pays nouvellement décolonisés inquiètent les élites économiques et politiques des pays développés. Dans ce contexte, le paradigme keynésien, qui fonde la possibilité de régulations économiques et sociales mondiales, est remis en cause. Il est remplacé par un modèle économique néo-libéral, caractérisé par une dérégulation et une mise en concurrence généralisées, dans lequel le multilatéralisme joue un rôle moindre.
Le centenaire du multilatéralisme marque-t-il le début de la fin?
Je pense que le multilatéralisme peut retrouver un second souffle grâce à la mobilisation d’une société civile internationale organisée autour de causes. En militant pour une régulation internationale, ces mobilisations peuvent contraindre les gouvernements à réinvestir de manière massive les organisations internationales. Le mouvement qui se fait entendre aujourd’hui avec le plus de force est celui en faveur de la protection de l’environnement et du développement durable. Ces questions sont largement débattues dans toutes les agences onusiennes au travers des «17 objectifs de développement durable».
Le multilatéralisme est-il vraiment la solution à la cause climatique?
Oui, il doit continuer à jouer son rôle, mais il lui faut plus de moyens. Les agences onusiennes sont en effet de moins en moins dotées. Par ailleurs, une grande partie des fonds proviennent désormais de fondations privées qui dédient leurs financements à des programmes spécifiques pour une durée relativement limitée. Cette contrainte ne permet pas de se saisir de causes importantes. On ne peut pas affronter les problèmes climatiques ou environnementaux en cinq ou six ans.
Un dernier mot sur Genèvecomme siège de la SdN, quel a été l’impact de ce choix sur la ville?
Les relations ne démarrent pas très bien. Une grande partie de la population genevoise n’était pas particulièrement favorable à l’arrivée des organisations internationales, tandis que les fonctionnaires internationaux trouvaient la ville petite et peu vivante. C’est pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que les organisations internationales quittent le territoire et que Genève subit une perte de 30 millions de francs suisses, que les responsables politiques et les acteurs économiques de la ville prennent conscience de l’importance de ces institutions. Les autorités insistent alors pour qu’elles reviennent s’installer sur leur territoire et mettent à leur disposition de nouveaux sièges construits avec l’aide de l’État de Genève et de la Confédération, assurant ainsi leur maintien à long terme dans la ville. Aujourd’hui, des secteurs entiers de l’économie genevoise (aéroport, gare, hôtels, restaurants) dépendent directement de ces organisations qui apportent également un rayonnement important à la ville.