«L’histoire qu’on nous apprend à l’école, c'est celle des tours du monde héroïques, Magellan, les grands explorateurs, etc., commente Jean-François Staszak, professeur au Département de géographie et environnement (SdS) et co-commissaire de l’exposition. Ici, c’est une autre histoire que nous racontons, celle de voyages bien plus banals, même s’ils restaient réservés à une élite. Il suffisait en effet d’acheter un billet pour découvrir le monde dans des conditions de confort et de sécurité tout à fait acceptables.»
La première salle regorge d’illustrations qui font référence à cette nouvelle pratique. Si à l’époque, seuls quelques dizaines de milliers d’individus ont réellement pu réaliser un tour du monde, ils sont des millions à l’avoir fait (presque) sans sortir de chez eux, grâce à des sets d’images stéréoscopiques, des jeux de plateau ou encore en visitant une exposition universelle. «À la fin du XIXe siècle, on assiste à l’émergence dans la culture populaire occidentale de ce que j’appelle "la manie des tours du monde", poursuit Jean-François Staszak. La figure du globetrotter s’impose dans la publicité, dans la presse ou encore dans la littérature. Le monde devient une attraction touristique, ce qui amène à la constitution d’un nouvel imaginaire géographique.»
Le tour du monde en stéréoscopie
La seconde salle est justement consacrée à ces dispositifs immersifs d’un autre temps. Dans une vitrine, on peut ainsi admirer une boîte de la série Around the World contenant une centaine d’images stéréoscopiques donnant à voir les grands sites touristiques mondiaux. «Ces tours du monde se développent à une époque marquée par l’impérialisme et la colonisation, note Helen Bieri Thomson, directrice du Musée national suisse et co-commissaire de l’exposition. Pour rendre le public attentif à cette problématique, nous avons contextualisé certains objets particulièrement représentatifs de stéréotypes ou de violences comme cette image de récolte du coton au Mississippi sur laquelle on voit des enfants au travail. Ce genre de photos jointes à un set "tour du monde" faisait partie intégrante de l’expérience que les Occidentaux avaient du monde.»
Troisième étape de la visite avec Jules Verne et son Tour du monde en 80 jours. «Il ne s’agit pas d’un roman d’anticipation, précise Helen Bieri Thomson. Jules Verne s’inspire d’informations qu’il a glanées dans les journaux ou dans les revues de voyage. En réalité, il rend simplement compte d’une pratique devenue possible.» Ici, les visiteurs et visiteuses peuvent admirer les deux manuscrits originaux de l’auteur – le brouillon et sa mise au net –, des éditions de luxe en plusieurs langues, des affiches du spectacle imaginé à la suite du succès du roman, ainsi que de nombreux produits dérivés qui montrent comment ce monument de la culture populaire a investi les intérieurs de M. et Mme Tout-le-Monde.
La question du temps est au centre de la quatrième salle. En 1884, avec la mondialisation des échanges, l’harmonisation des horaires devient indispensable. Le méridien 0° est fixé à Greenwich et les fuseaux horaires sont instaurés. Les visiteurs et visiteuses découvrent ici une étonnante collection de montres à heures multiples ou montres à heure universelle, capables d’indiquer l’heure locale et celle d’autres villes du globe. «Le tour du monde, c’est autant une question de temps qu’une question d’espace, observe Jean-François Staszak. C’est expérimenter dans son corps que le temps et l’espace sont liés et que la Terre est ronde. Le monde devient réel à partir du moment où l’on peut en faire le tour. Il y a là une dimension performative: ces globetrotters ont contribué à produire le monde.»
À la rencontre des globetrotters
La suite de la visite est réservée à ces fameux globetrotters, ces dizaines de milliers de voyageuses et voyageurs, en grande majorité occidentaux. Ce que l’on sait d’eux a été glané dans les traces qu’ils ont laissées dans les archives, que ce soit des échanges épistolaires, des récits de voyages ou des souvenirs qu’ils ont rapportés, comme des animaux empaillés, des coquillages, des herbiers ou encore de l’artisanat. «Il nous paraissait essentiel dans cet espace de donner aussi une place aux milliers de personnes qui travaillaient dans l’ombre et qui rendaient ces voyages possibles – chauffeurs, domestiques, serveurs… Autant de figures souvent absentes des archives», souligne Helen Bieri Thomson.
La visite se poursuit au rez-de-chaussée, où un pont de paquebot a été recréé avec son bastingage. L’occasion d’aborder les différentes conditions matérielles qui rendaient possible le voyage, ainsi que ses principales escales. Les itinéraires étaient en effet tous plus ou moins semblables, les globetrotters étant tributaires des lignes maritimes et ferroviaires existantes. Six escales parmi les plus importantes sont ainsi présentées: Paris, l’Égypte (via le canal de Suez qui raccourcissait de moitié le trajet entre Londres et Bombay), l’Inde, les États-Unis, la Chine et enfin le Japon, clou de ce Très Grand Tour. «Les attentes des touristes étaient très fortes du fait du japonisme qui imprégnait l’imaginaire occidental à ce moment-là, explique le géographe. Et elles étaient satisfaites, les Japonais ayant développé une solide industrie touristique, avec des hôtels, des chemins de fer, des restaurants, des guides édités dans des langues latines et surtout d’incroyables boutiques de curiosités où les visiteurs étrangers s’arrachaient estampes, émaux, ivoires, armes, netsuke et autres armures de samouraï.»
La visite se termine dans un espace participatif. Des questions inscrites à même les murs incitent à une réflexion sur les tours du monde contemporains et sur leurs enjeux à l’ère du changement climatique, tandis qu’un mur à selfie permet même de se prendre en photo dans un décor d’images anciennes.
présentant le projet de recherche.