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8 mai 2025 - Sylvie Fournier

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L’antique Sparte, entre mythes et extrémismes

La cité antique de Sparte, longtemps admirée pour son austérité militaire et son idéal collectif, continue de fasciner. Son image a traversé les siècles, souvent déformée et réinterprétée, avant d’être aujourd’hui récupérée par divers courants extrémistes, du masculinisme à l’extrême droite. Une DzԴéԳ analyse cet héritage complexe.

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Rassemblement du parti ultranationaliste Aube dorée autour d’une statue du roi Léonidas de Sparte, Thermopyles, 25 août 2012. Image: Imago / Le Pictorium


Sparte fascine, dérange, inspire – et parfois, elle dérape. Le mercredi 14 mai lors d’une à Uni Dufour, l’historien Paul Cartledge, spécialiste mondialement reconnu de l’histoire grecque et professeur émérite à l’Ծé de Cambridge, reviendra sur la manière dont l’histoire peut éclairer le mythe qui entoure la cité antique. Il explorera ses multiples appropriations contemporaines, notamment par l’extrême droite grecque, ainsi que son écho dans des événements récents comme l’assaut du Capitole à Washington le 6 janvier 2021. Entretien.

LeJournal: Quelles sont les idées reçues les plus persistantes à propos de Sparte?
Paul Cartledge:
Dans l’imaginaire collectif actuel, Sparte est presque toujours représentée par ses citoyens adultes de sexe masculin. Les spartiates sont dépeints comme hyper-masculins et hyper-guerriers. Ils sont souvent perçus comme invincibles à la guerre, admirés comme des héros, voire comme des modèles à suivre. C’est particulièrement vrai aux États-Unis, où l’extrême droite et certains membres de clubs d’armes scandent le slogan «molôn labé» (μολὼν λαβέ ou «viens les chercher»), censé reprendre la réponse de Léonidas à Xerxès, qui lui demandait de rendre ses armes aux Thermopyles. Or, des chercheurs/euses modernes ont montré que lors de cette bataille, ce sont les Perses qui ont vaincu les troupes grecques dirigées par Sparte. Celle-ci n’a pas gagné toutes ses batailles, ni toutes ses guerres. Certain-es historien-nes vont même jusqu’à remettre en question l’image d’une Sparte exclusivement militariste.

Ces récits négligent souvent des aspects essentiels de la société spartiate, notamment sa relation complexe avec l’identité collective, l’éducation et le rôle des femmes. Avons-nous une image faussée de la Sparte antique?
D’un point de vue politique, Sparte était un État hiérarchique et autoritaire, mais ni totalitaire ni fasciste. Ce que l’imaginaire populaire omet presque toujours, c’est la réalité sordide de la classe des Hilotes – des Grecques et des Grecs asservis – dont l’exploitation constituait le fondement même de la société spartiate. Comme ailleurs dans le monde grec, la communauté était toujours privilégiée par rapport à l’individu et la masculinité valorisée davantage que les qualités féminines, à l’exception de la maternité. Mais ce qu’il faut mettre en lumière à propos de Sparte, c’est le statut relativement élevé des femmes spartiates, bien supérieur à celui des femmes de la plupart des autres cités grecques. Le système éducatif spartiate, obligatoire et complet pour tous les garçons de l’enfance à l’âge adulte, constitue également un élément remarquable. Enfin, un autre trait frappant de cette société est son extrême xénophobie, dirigée non seulement contre les étrangers/ères, mais aussi contre les autres populations grecques.

L’image de Sparte a été instrumentalisée par des idéologies politiques radicales au fil du temps. Sur quelles bases?
Depuis le XVIIIe siècle, Sparte est un modèle que l’on cherche tantôt à imiter, tantôt à fuir. Cet héritage a pris une tournure préoccupante dès le XIXe siècle, avec la montée du racisme dit «scientifique», d’abord en Prusse puis au XXe siècle dans le nazisme. Le néonazisme du XXIesiècle célèbre le militarisme supposé de Sparte, ses valeurs martiales masculinistes, son contrôle étatique strictement centralisé et sa répression «raciste» de la classe des Hilotes. Cette dernière évoque l’attitude des nazis envers les Untermenschen.

Peut-on établir un lien tangible entre la vision idéalisée de Sparte et l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021?
Oui, mais de manière assez superficielle si l’on s’en tient aux preuves disponibles. En effet, certains individus présents dans la foule qui a pris d’assaut le Capitole portaient des casques d’hoplites, ces soldats grecs associés à Sparte. Il est probable que ces émeutiers défendaient une interprétation extrême du deuxième amendement de la Constitution américaine, selon laquelle le «droit» de porter des armes inclut celui de ne subir aucune restriction de la part du gouvernement fédéral.

L’extrême droite grecque, notamment l’ancien parti Aube dorée, a érigé Sparte en symbole identitaire. Comment analysez-vous ce phénomène?
L’une des dernières réincarnations du parti «Association populaire – Aube dorée», officiellement criminalisé en 2020 puis dissous par la justice, est celui des «Spartiates». Ce parti d’extrême droite, ultranationaliste, xénophobe, anti-réfugié-es et anti-UE, prône la «pureté du peuple grec». Il est entré au Parlement en 2023 avec 12 députés à l’issue d’une campagne marquée par une imagerie spartiate explicite: drapeaux, slogans et références symboliques à Léonidas. Cette nouvelle résurgence s’appuie sur une vision déformée de l’ancienne Sparte. Mais son inspiration directe reste le néofascisme et le néonazisme d’après-guerre, bien visibles en Grèce sous la dictature des Colonels, mais aussi ailleurs en Europe continentale, notamment en Italie. Cela rappelle également le «spartanisme» nazi d’Hitler dans les années 1930 et 1940, illustré notamment par des reconstitutions militaires de la bataille des Thermopyles.

Certains groupes masculinistes, en particulier sur les médias sociaux, utilisent l’image de Sparte comme modèle d’une virilité «authentique». Que vous inspire cette appropriation?
Une déception teintée de dégoût. Il existe suffisamment de sources d’inspiration pour construire une virilité authentique sans devoir faire appel à l’ancienne Sparte. Le mépris et la dévalorisation des femmes par des hommes misogynes ne sont malheureusement pas nouveaux. Ils remontent aussi loin que les premières écritures, en Mésopotamie au IVemillénaire avant notre ère. Le «tournant spartiate» dans ce domaine est lié, selon moi, à ce qu’on appelle le «fascisme du corps»: une combinaison abusive de science, de technologie et d’esthétique visant à construire une vision du monde et une idéologie politique profondément antiféministes. Cette vision s’est surtout développée au cours des dernières décennies du XXe è.

Dans un monde où l’Antiquité est souvent invoquée, parfois à tort et à travers, quel est le rôle de l’historien dans le débat public?
Selon le philosophe italien du XXe siècle Benedetto Croce, toute historiographie est une histoire contemporaine. Cela signifie que ce sont nous, les historien-nes, qui construisons l’histoire à partir des preuves exploitables disponibles sur le passé et que notre récit doit avoir du sens pour les publics contemporains. Le rôle d’un-e bon-ne historien-ne de l’Antiquité est de faire revivre ce passé de manière pertinente et de l’interpréter en respectant les normes les plus rigoureuses – objectivement et rationnellement – et en posant les bonnes questions.

Conférence de Paul Cartledge, professeur émérite à l’Ծé de Cambridge
En anglais avec traduction simultanée en français

Mercredi 14 mai | 18h30 | Uni Dufour, U300


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