Le Journal: En quelques mois à peine, les applications telles que ChatGPT, des intelligences artificielles produisant du texte sur des thèmes soumis, ont capté l’attention des médias du monde entier. Est-ce que votre PRN s’intéresse à ce phénomène?
Daphné Bavelier: Oui, nous nous consacrons aussi bien à l’histoire profonde des systèmes de communication, notamment chez les animaux, qu’à l’avenir du langage humain. L’intelligence artificielle, sa capacité à apprendre et à produire du langage, pose des questions fondamentales quant à l’essence de ce qu’on appelle le langage. Qu’est-ce que cela veut dire réellement que d’interagir avec chatGPT et qu’est-ce que ce type de technologie peut apporter à la société? Nos revues et synthèses écrites seront-elles bientôt rédigées par des algorithmes, nous libérant ainsi du temps pour approfondir notre réflexion? Nous pourrons aussi comparer ce que fait un système qui apprend uniquement à l’aide de textes écrits par opposition à l’apprentissage d’un-e enfant qui interagit avec le monde.
Vous étudiez l’évolution des systèmes de communication chez les animaux. Avez-vous déjà des résultats?
En collaboration avec nos partenaires des universités de Zurich et de Neuchâtel, le PRN mène des observations sur les modes de communication chez les différentes espèces animales, y compris l’humain enfant et adulte. Le laboratoire de la professeure Sabine Stoll s’intéresse notamment aux phénomènes de modulation de la voix humaine. Par exemple, un-e adulte prend presque toujours une voix très spécifique lorsqu’il ou elle s’adresse à un-e enfant. Leur équipe s’est demandé si un changement de ton similaire pouvait s’observer chez d’autres primates. La réponse est non ; en tout cas chez les chimpanzés et les gorilles, où il n’y a que peu d’occurrences de ce phénomène. Chez les marmousets, une espèce de ouistitis, qui collaborent davantage pour élever leurs petits, on observe toutefois des formes d’adaptation de la communication orale en fonction des membres du groupe auxquels les messages sont adressés. Grâce à ces résultats, nous comprenons mieux l’influence du lien social sur l’évolution des systèmes de communication.
Lorsqu’on étudie la communication chez les animaux comment peut-on s’assurer de ne pas faire d'interprétations anthropomorphiques?
Des progrès très importants ont été réalisés pour documenter les interactions entre les animaux, sans perturber leur environnement naturel. Il est maintenant possible d’installer de nombreuses caméras dans leur habitat, ce qui permet de suivre les animaux et de capter les signaux essentiels de la communication non verbale comme le regard et le toucher. Des collègues qui travaillent sur les orques disposent par ailleurs de systèmes qui peuvent non seulement enregistrer sous l’eau les sons émis par les cétacés, mais aussi produire des signaux pour étudier comment ils y répondent. Nous sommes donc quasiment en mesure de distinguer à quels types de signaux ces animaux sont sensibles. Il est évidemment toujours possible de commettre des erreurs d’interprétation, mais le fait d’avoir des enregistrements de ces formes de communication dans l’action, nous offre un degré de précision qui n’existait pas il y a encore quelques années.
Quels sont les aspects plus particulièrement étudiés à Genève?
Nous nous focalisons sur le volet neurosciences, qui complète le travail d’observation de nos collègues ailleurs en Suisse. Nous examinons les bases neuronales des comportements humains associés à la communication. Nous faisons appel à des techniques d’imagerie non-invasives, par exemple l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui permet d’enregistrer les variations de flux sanguin dans leszones du cerveau qui sont actives. Avec l’aide du Campus Biotech, nous venons par ailleurs d’acquérir un appareil de magnétoencéphalographie (MEG), la première installation de ce type en Suisse. Elle va nous aider à comprendre quelles sont les aires corticales permettant de moduler le ton de la voix en fonction des émotions, comme lorsque nous sommes en colère ou que nous nous adressons à un-e enfant. Elle va également nous être d’une grande utilité pour trouver des traitements à des troubles du langage comme la dyslexie ou l’aphasie.
Comment envisagez-vous ce volet thérapeutique?
Dans le cas de la dyslexie, nous nous intéressons particulièrement à une zone dans le cortex temporal inférieur qui joue un rôle important dans cette évolution très récente du langage qu’est l’écriture. Le cerveau s’est adapté à cette nouvelle forme de communication en mobilisant des parties du cortex qui, chez les personnes illettrées, traitent des informations relatives aux corps, aux visages ou aux membres. Cette évolution fonctionnelle, en quelque 5000 ans seulement, montre d’ailleurs à quel point la plasticité cérébrale est opérante. Une piste que nous voulons explorer consiste à développer des techniques qui soient les plus légères possible pour stimuler ces aires corticales chez les enfants atteint-es de dyslexie. Nous déployons parallèlement une approche éducative visant à faciliter l’apprentissage de la lecture, en entraînant les capacités d’attention chez les jeunes enfants par le biais du jeu.
À l’autre bout de la vie, les techniques que vous développez peuvent-elles aussi aider les personnes atteintes d’aphasie?
En effet, on voit que les techniques de stimulation à la surface du cortex, à l’aide d’un petit aimant, permettent à certaines personnes victimes d’AVC et aphasiques de réapprendre à prononcer des mots. Le professeur Adrian Guggisberg, qui a longtemps été neurologue et neurochirurgien à l’UNIGE et aux HUG, mène aux côtés de la professeure Silvia Brem de l’Ծé de Zurich des recherches au sein du NCCR sur lesquelles nous nous appuyons pour augmenter la plasticité cérébrale et compenser des déficits causés par des AVC. Dans la même veine, la professeure Marina Laganaro de l’Ծé de Genève développe des outils de réalité virtuelle qui permettront d’améliorer la détection et le traitement des troubles du langage.