Dans ce contexte très sombre, l’unanimité des États membres n’est-elle pas réjouissante?
L’Europe renvoie effectivement une image de solidité, qui contraste avec les divergences qui s’étaient manifestées lors du dernier conflit sur le continent, en ex-Yougoslavie. Chaque gouvernement, la France et l’Allemagne en particulier, cherchait alors à imposer sa vision de l’histoire en accordant, dans un premier temps, son soutien respectivement à la Serbie et à la Croatie. Aujourd’hui, les États membres apparaissent en retrait par rapport au leadership institutionnel. Des pays comme la Pologne et d’autres États frontaliers avec la Russie n’ont pas envie de se trouver en première ligne, en prenant des initiatives isolées. L’Union joue donc parfaitement son rôle de parapluie politique. Ses institutions, qui étaient perçues comme un ensemble bureaucratique menaçant les souverainetés nationales, rassurent face à la menace russe. On assiste peut-être à une émancipation politique de l’Europe et à un rappel des valeurs originelles du projet communautaire.
Ce changement de ton peut-il avoir des implications sur le plan militaire?
Cette guerre a relancé le débat sur les dépenses militaires et sur la place d’une armée européenne forte. L’Allemagne a annoncé une augmentation de son budget de la défense. Mais il faut rappeler qu’il s’agissait d'une promesse de campagne d’Angela Merkel non tenue. Cette augmentation est donc un rattrapage opportun, à la faveur de la guerre en Ukraine. Il y a quelques années, les membres de l’OTAN avaient reconnu la nécessité de consacrer 2% de leur PIB aux dépenses militaires pour se doter d'une défense crédible. La moyenne se situe actuellement à 0,7%. On est donc encore loin du compte. La question de fond est de savoir comment s’articulerait cette armée européenne avec l’OTAN et pour suivre quels objectifs?
Quelles sont les chances de l’Ukraine de voir aboutir sa demande d’adhésion à l’Union européenne?
L’adhésion est un processus très complexe qui ne répond pas vraiment à l’urgence de la situation actuelle. En revanche, le soutien politique apporté par l’UE, et en particulier par la présidente de la Commission, est un élément très fort symboliquement.La «Déclaration de Versailles» qui a conclu la réunion des chefs d’État et de gouvernement les 10 et 11 mars derniers va jusqu’à affirmer que «l'Ukraine fait partie de notre famille européenne», inscrivant de façon explicite la perspective d’une adhésion à l’UE. En obtenant ce soutien et celui de la communauté internationale, le gouvernement ukrainien a consolidé sa légitimité. Pourrait-on envisager un statut spécial autre que l’adhésion, une sorte de bouclier diplomatique, pour répondre à l’urgence du moment? C’est une question que j’ai posée à mes étudiant-es dans un de mes cours-séminaire. Il existe peut-être un espace de créativité à explorer, même si on reste, là, dans le champ des hypothèses.
Quel pourrait être l’impact de cette crise sur les relations entre l’UE et le Royaume Uni?
Le Royaume Uni est dans une situation difficile. Plusieurs dossiers liés au divorce avec l’Union sont toujours sur la table, notamment la question des relations entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. L’Écosse envisage un nouveau vote sur son indépendance, qui lui permettrait d’adhérer à l’UE. Le gouvernement britannique essaie de jouer, dans cette crise, la carte d’une certaine indépendance. Il a pris des décisions très rapidement, rappelant qu’on peut être plus réactif quand on est seul plutôt qu’à 28. En même temps, une décision collective de 27 États a davantage de poids que celle d’un seul pays. Les Britanniques voient que dans un contexte de crise politique majeure l’Union fonctionne bel et bien, ce dont ils-elles ont toujours douté.
On a beaucoup parlé ces dernières années de guerre menée avec des drones, de cyber-attaques et de soldats augmentés. Or on voit une armée russe envahir le territoire ukrainien avec des chars et des canons d’artillerie. C’est un dur retour à la réalité de la guerre?
Lors de l’invasion irakienne du Koweït en 1990, les Américain-es ont diffusé les premières images de frappes chirurgicales. Ils ont vendu l’idée d’une guerre technologique, puis d’une guerre propre. Avec les années, cela s’est traduit par l’utilisation de drones, par la cyberguerre et par l’engagement de milices privées en lieu et place des soldats réguliers. La question centrale est de savoir si les démocraties occidentales, qui parlent d’augmenter leurs dépenses militaires, ont encore la volonté de mener des guerres sur le terrain.