LeJournal: Pour quelles raisons décidait-on de placer des enfants en institution?
Joëlle Droux: La plupart du temps, parce que les parents étaient pauvres. Une maladie, un penchant pour l’alcool, des jeunes mal habillé-es ou qui n’allaient pas régulièrement à l’école éveillaient également les soupçons. Ces enfants, sans qu’on leur demande leur avis, étaient enlevé-es à leurs parents pour être placé-es dans des institutions ou chez des privés, au titre de leur protection. Or, ces lieux se sont très souvent révélés être sources de maltraitances, du travail forcé aux abus sexuels, en passant par des brimades systématiques et une instruction lacunaire.
Les milieux de la protection de l’enfance étaient-ils au courant de ces dérives?
Oui. Dans les années 1920 déjà, le journaliste Carl Albert Loosli (1877-1959) dénonce, dans la presse suisse alémanique, les maltraitances dont il a été victime dans ces institutions de placement. On sait que son témoignage, avec d’autres, est entendu dans les milieux concernés. Ce qui est incompréhensible, c’est qu’un tel système ait perduré aussi longtemps, alors que les témoignages ne laissaient aucun doute sur ses dérives. C’est ce que les récentes études historiques ont cherché à comprendre.
Qu’est-ce qui a poussé les historien-nes à étudier ce sujet?
Ce sont d’abord les personnes concernées qui se mobilisent dans les années 1990. Louisette Buchard (1933-2004) a beaucoup contribué à ce mouvement, notamment en racontant ses mémoires dans Le tour de Suisse en cage paru en 1995, ce qui va libérer la parole d’autres témoins dont les histoires sont glaçantes, terrifiantes. En 2003, Louisette Buchard tente un coup d’éclat en entamant une grève de la faim pour que la question des enfants placé-es soit reconnue comme relevant de la responsabilité des États. Le phénomène prend de l’ampleur, des mouvements associatifs se constituent, les médias s’emparent du sujet. Une première étude de faisabilité est menée en 2004 sous la direction de l’historienne Geneviève Heller. Elle a permis d’identifier les sources et de relancer le travail historique sur cette question, déjà bien traitée dans le cadre genevois par Martine Ruchat.
Comment une idée plutôt louable au départ a-t-elle pu déboucher sur de telles dérives?
Il y a l’idée, très forte à l’époque, que les enfants des pauvres sont mal éduqué-es. Les institutions qui les recueillent ont donc pour mission de les «re-former» pour en faire de bon-nes travailleurs/euses, des personnes disciplinées et morales, qui partagent les valeurs chrétiennes de la société bourgeoise. Mais entre les éduquer et les battre journellement ou les soumettre à des horaires de travail harassants, il y a un fossé énorme. Et cela, sans parler des maltraitances sexuelles! Et si ce discours sur la nécessité de recadrer ces jeunes en les alignant sur les valeurs bourgeoises est audible jusqu’à la fin du XIXe siècle, il devient plus difficile à entendre dans les années 1920, à l’heure où l’éducation nouvelle défend une meilleure écoute de l’enfant. Et il se révèle totalement indéfendable dès les années 1950, dans des sociétés qui sont marquées par le paradigme des droits humains, par l’adoption de la Déclaration universelle de droits de l’homme ou celle des droits de l’enfant. L’idée que l’humain doit être respecté dans ses droits et son individualité devient de plus en plus prégnante. Or, ces enfants échappent totalement à cette protection.
Comment peut-on l’expliquer?
Plusieurs facteurs ont contribué à faire durer ce modèle éducatif pourtant critiqué. Des questions économiques d’abord, car une bonne éducation coûte de l’argent. Or, la plupart des institutions sont privées et dépendent d’un financement assez irrégulier fait de dons ou de collectes. Elles reçoivent peu ou pas de subventions. Pour compenser cette pénurie, les enfants doivent donc travailler, par exemple en cultivant les pommes de terre qui les nourriront. Au lieu d’être ce qu’il aurait dû être, à savoir une forme d’éducation, le travail des enfants devient la branche de salut de l’institution. Ces problèmes de financement ne se résoudront que dans la seconde moitié du XXe siècle, avec le développement de l’État providence.
Quelles sont les autres raisons?
Une seconde explication est liée à l’organisation fédérale de la Suisse. Il était en effet admis que le coût de l’assistance devait peser sur le canton d’origine. Lorsque les sommes en question étaient importantes – et c’est le cas des enfants placé-es qui le sont généralement durant toute leur enfance – le canton de résidence pouvait demander au canton d’origine de rembourser l’assistance. Si celui-ci estimait que le prix demandé était trop élevé, il avait le droit de rapatrier son ou sa confédéré-e. C’est ce qui va se passer pour nombre d’enfants, qui vont se retrouver à la fois coupé-es de leurs parents et, plus grave encore, privé-es de toute surveillance, car le canton qui a décidé du placement en perd le contrôle.
Y a-t-il eu des tentatives pour réformer le système?
Oui, mais avec des effets pervers. Comme toutes les structures ne suivent pas cette évolution, cela mène à un système à deux vitesses. On trouve, d’une part, des institutions qui se réforment – qui engagent du personnel qualifié, investissent pour isoler les chambres, scolarisent les enfants à l’extérieur, réduisent la taille des établissements, etc. – et, d’autre part, des institutions dans lesquelles on va placer tous les enfants qui sont trop problématiques pour être accueilli-es ailleurs. À partir des années 1950, la situation s’est donc améliorée dans certains lieux d’accueil, parce que les cas graves, les incorrigibles comme on les appelait, sont bien souvent transférés vers des institutions qui continuent de dysfonctionner.
Avec le recul, on peut se demander si les autorités n’auraient pas mieux fait de laisser ces enfants dans leur famille...
Il faut comprendre qu’il s’agissait d’un devoir légal. En 1907, le Code civil suisse introduit une politique de protection de l’enfance qui attribue aux autorités tutélaires cantonales le devoir de veiller à ce que chaque enfant puisse mener à bien un développement physique, moral et mental normal. Devant cette injonction, certain-es professionnel-les vont se retrouver face à des dilemmes terribles. On connaît des cas désespérés pour lesquels toutes les solutions proposées par le ou la tuteur/trice échouent. Mais ce ou cette dernier-ère, qui a la charge du ou de la jeune jusqu’à ses 21 ans, est dans l’obligation de prendre des décisions à son égard. Faute d’une autre solution, bon nombre de ces cas difficiles finiront malheureusement par être placés en milieu psychiatrique ou en prison, alors qu’elles et ils n’avaient rien à y faire.
Y a-t-il eu des cas pour lesquels le système a bien fonctionné?
Oui, bien sûr, il n’y a pas eu que de la maltraitance durant toutes ces années. Le système de protection a sauvé des enfants de parents maltraitants, mais cela ne suffit pas à excuser les dérapages du système. On ne peut pas condamner tout un système au motif qu’il y a eu des abus, mais on ne peut pas non plus rester aveugles à ces abus. Il faut trouver un équilibre, comprendre la complexité. Ce que l’on peut exiger, par contre, dès l’instant où le système social exhorte ses intervenant-es à agir, c’est de leur en donner les moyens.
Joëlle Droux, Anne-Françoise Praz
«Placés, déplacés, protégés? L’histoire du placement d’enfants en Suisse, XIXe-XXe è»
Éditions Alphil, collection Focus
133 p.