4 septembre 2025 -Vincent Monnet
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L’OMC à la croisée des chemins
Symbole de la libéralisation des échanges au cours des trois dernières décennies, l’organisation héritière des accords du GATT traverse une grave crise existentielle. Minée par les coups de boutoir de l’administration américaine, elle doit se réinventer si elle entend survivre.
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Marcelo Olarreaga, professeur à la Faculté d’économie et de management.ÌýImage: DR
Les temps changent. Il y a 25 ans de cela, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), emblème d’une globalisation florissante, constituait le cœur de cible des mouvements altermondialistes. À Seattle comme à Genève, la rue réclamait la mise à mort du monstre ultralibéral. Une revendication que même le très sage Parlement cantonal genevois reprenait en partie à son compte en exprimant publiquement son opposition à toute tentative de renforcement de l’organisation.
Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Et même ses plus farouches opposant-es s’accordent aujourd’hui à dire que l’institution logée dans les murs du Centre William Rappard est un moindre mal par rapport à la loi du plus fort instaurée par l’actuel locataire de la Maison-Blanche. Le problème, c’est qu’entre-temps, l’OMC a perdu quelques plumes.
Lâché par les États-Unis, son principal moteur jusque-là , le gendarme de l’économie mondiale est paralysé par l’effritement de ses structures d’arbitrage, dans lesquelles les juges sont désormais aux abonnés absents. Pire: les mesures douanières annoncées au printemps par Donald Trump risquent de faire voler en éclats un des principes fondateurs du système commercial multilatéral, celui de la clause dite «de la nation la plus favorisée», qui empêche un pays d’accorder des traitements différents à ses partenaires.
La bête n’est pourtant pas encore tout à fait morte. Et elle pourrait même trouver dans la crise actuelle l’opportunité de se réinventer. Le point sur la question avec Marcelo Olarreaga, professeur à la Faculté d’économie et de management.
Créée le 1er janvier 1995 à Genève, l’OMC, qui compte aujourd’hui 166 États membres, est l’héritière du système financier international bâti à la fin de la Deuxième Guerre mondiale en vue de favoriser la reconstruction et le développement des pays touchés par le conflit.
Conférence de Bretton WoodsÌý
Pour y parvenir, plusieurs instruments sont alors mis sur pied. La Banque mondiale, qui a pour vocation de lutter contre la pauvreté en apportant des aides, des financements et des conseils aux États en difficulté, et le Fonds monétaire international, dont le but est d’assurer la stabilité des finances de la planète en fournissant des crédits aux pays en difficulté, voient ainsi le jour en juillet 1944, lors de la Conférence de Bretton Woods.
À défaut de s’entendre sur l’établissement d’une Organisation internationale du commerce, une vingtaine de pays signent trois ans plus tard l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Destiné à harmoniser les politiques douanières des États signataires, le texte porte alors sur 45’000 réductions tarifaires, soit près d’un cinquième du commerce mondial de l’époque.
«L’objectif des pays signataires était de mettre de l’ordre dans le vaste tissu d’accords bilatéraux qui existaient dans le monde à l’époque, précise Marcelo Olarreaga. Le multilatéralisme est souvent décrié parce qu’il permettrait aux puissants de dicter leur loi aux plus faibles en matière de commerce. On ne peut pas nier qu’il y a un peu de cela, mais le multilatéralisme profite aussi aux petits. À ceux avec qui personne ne souhaite signer un accord commercial et qui souffriraient de son absence. C’est l’esprit de l’article 1 du GATT, la fameuse clause de la nation la plus favorisée qui stipule que toute concession octroyée à un pays tiers doit être garantie à tous les autres pays signataires du traité et qui a depuis été progressivement élargie à l’ensemble de la planète.»
Faire avancer la machineÌý
Permettant de stabiliser les échanges et de prévoir de manière plus claire les flux commerciaux, le GATT ne concerne toutefois que le secteur des biens. Et c’est dans la perspective d’y adjoindre d’autres secteurs économiques comme les services, l’agriculture, la pêche ou la propriété intellectuelle que l’OMC est finalement fondée en 1995. Pour faire avancer la machine, des réunions interministérielles sont périodiquement agendées (les célèbres rounds), avec des résultats qui n’ont pas toujours été à la hauteur des succès escomptés.
En 1998, lors du cycle dit «de Singapour», l’éventualité d’introduire des dispositions au sein de l’OMC sur le droit du travail est ainsi discutée. Proposition qui est rejetée au motif que le sujet doit rester la prérogative de l’Organisation internationale du travail, l’OMC se cantonnant à réglementer le commerce.
«Ce choix n’était pas dénué de sens, analyse Marcelo Olarreaga, mais il a en quelque sorte introduit le ver dans la pomme en alimentant de nombreuses tensions. Les décisions prises par chaque État en matière de législation du travail ont en effet des conséquences sur la valeur des concessions accordées en matière commerciale.»
Typiquement, lorsqu’un pays choisit d’augmenter le salaire minimum à l’intérieur de ses frontières, le coût de la production locale va automatiquement s’élever, ce qui va se traduire par une hausse des importations et une baisse des exportations. Or, il n’existe actuellement aucun moyen au sein de l’OMC pour rééquilibrer la situation à moins de renégocier l’ensemble des accords.
«Ce manque d’agilité, poursuit le spécialiste, est préjudiciable dans la mesure où cela entrave toute tentative de réforme dans le domaine social ou environnemental à l’échelle nationale. Idéalement, il faudrait pouvoir renégocier automatiquement le contenu des concessions octroyées à l’international lorsqu’on modifie des règles nationales qui impactent l’économie, mais cela n’est malheureusement pas à l’ordre du jour pour l’instant.»
Les décisions prises à Seattle en 1997 et à Genève en 1999, présentées comme favorables aux pays en voie de développement et qui se sont rapidement avérées biaisées en faveur des pays riches, font, quant à elles, l’objet de vives critiques, y compris de la part de l’opinion publique.
«Le fou assis à la table»Ìý
Lancé en 2002, le cycle de Doha est censé apporter une solution au problème. Mais les négociations s’enlisent rapidement avant d’être totalement bloquées par les États-Unis. Mécontente de certaines décisions concernant le grand rival chinois, taxées «d’activisme judiciaire», l’administration Obama durcit encore le ton dans les années suivantes en bloquant la nomination de certain-es juges au sein du fleuron de l’OMC, à savoir la cour d’appel chargée du règlement des différends. Une politique que Donald Trump accentue durant son premier mandat avant de suspendre le versement de la contribution financière américaine à l’OMC pour 2024 et 2025, puis de lancer sa folle croisade ciblant les droits de douane.
Dans un tel contexte, les négociations sont désormais au point mort. Les deux derniers rounds débouchent sur de très maigres résultats et il n’y a sans doute pas d’avancée majeure à attendre du prochain rendez-vous, fixé en 2026 au Cameroun. Mais si la situation est grave, elle n’est pas totalement désespérée.
D’abord, parce que si les États-Unis ont tourné le dos au rôle de moteur qu’ils jouaient traditionnellement au sein de l’OMC, ils en font toujours partie. Mieux, ils ont répondu aux demandes de consultation déposées par la Chine en février, conformément aux règles de l’institution, signe que Washington lui accorde encore un certain crédit.
Directrice de l’OMC, Ngozi Okonjo-Iweala a, de son côté, rappelé en avril dernier que depuis le blocage de l’organe d’appel de l’institution, 41 litiges ont malgré tout été tranchés en première instance, chiffre supérieur à ceux qui ont fait l’objet d’un appel «dans le vide» et qui sont donc non résolus.Ìý
Elle a également insisté sur le fait que, malgré l’offensive protectionniste de Donald Trump, 74% des échanges de marchandises dans le monde respectent toujours le sacro-saint principe «de la nation la plus favorisée».
À cela s’ajoute le fait que pour contourner les manœuvres américaines, une cinquantaine de pays – dont ceux de l’Union européenne ainsi que la Chine et la Suisse – ont mis sur pied une instance d’arbitrage alternative (le Multi-Party Interim Appeal Arbitration Arrangement/MPIA) représentant près de 90% du commerce mondial et qui fonctionne aujourd’hui sans entrave.
«Peut-être que Mme Okonjo-Iweala a raison de penser que la crise actuelle est une opportunité pour l’OMC de se réinventer, commente Marcelo Olarreaga. Mais ce qui me semble en tout cas certain, c’est que l’OMC est parvenue à édicter un certain nombre de règles qui permettent à l’économie mondiale de fonctionner avec certitude et que cette certitude a une valeur énorme, notamment pour des petits pays comme la Suisse. Pour la communauté internationale, la voie la plus sage consiste donc, à mes yeux, à continuer à se comporter de manière décente et à respecter les règles du jeu actuelles en s’efforçant de limiter les échanges avec le fou qui s’est récemment assis à la table familiale.»
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