Ce récit, transmis d’abord par l’historien Tite-Live, quelque cinq siècles après la période supposée des événements, sera par la suite repris et réinterprété par une multitude d’auteur-es. Le suicide de ܳè fera également l’objet de nombreuses représentations picturales, aux XVe et XVIe siècles notamment. Professeur assistant à l’Unité d’histoire de l’art (Faculté des lettres), Henri de Riedmatten restitue, à travers une très riche analyse, l’épaisseur symbolique de cette figure avec ses dimensions politique, érotique et religieuse. Son livre a été choisi, en deuxième sélection, parmi les trois meilleurs essais sur l’art retenus pour l’attribution du Prix Malraux 2022. Entretien.
LeJournal: Comment avez-vous été amené à vous intéresser à la figure de ܳè?
Henri de Riedmatten: Certains archétypes de la culture occidentale font partie de notre bagage culturel. Nous les utilisons quotidiennement dans nos conversations. Nous croyons les connaître, mais en vérité nous lisons rarement les récits qui leur ont donné vie. Je me suis précédemment intéressé au mythe de Narcisse. En se rapprochant des sources, on découvre que ces figures sont beaucoup plus riches que ce qu’on en connaît. ܳè, elle, s’est fait oublier après avoir été célébrée à la Renaissance. Elle est une figure à contre-courant, même si elle a connu un regain d’intérêt auprès des auteures féministes des années 1980-2000. Elle porte en elle des marques qui font écho à des préoccupations très contemporaines: le viol, le suicide, la violence. Par ailleurs, comment une telle image de violence peut-elle devenir, à travers la peinture, un objet de contemplation? Aujourd’hui, cela semble presque irrecevable. C’est ce que j’ai voulu explorer dans ce livre, en rassemblant différentes réceptions de cette figure, en particulier à la Renaissance, mon domaine d’étude privilégié.
Pour quelles raisons le mythe de ܳè a-t-il donné lieu à des interprétations divergentes?
L’histoire des représentations féminines en Occident incorpore très souvent des motifs contradictoires, ambigus. Cette tension se retrouve chez ܳè, figure à la fois quasi christique et de courtisane. Selon les contextes, l’une ou l’autre de ces facettes prend le dessus. Pourquoi? C’est aussi ce qui m’a motivé à écrire ce livre.
Dans quelles circonstances ܳè a-t-elle été perçue comme une courtisane?
Cette interprétation semble absente dans l’Antiquité. Même le christianisme antique et les pères de l’Église comme Tertullien ou saint Jérôme ne nourrissent pas d’aversion particulière à l’égard du suicide. Au contraire, celui-ci est parfois représenté comme un acte héroïque. Défait par les armes, Caton se suicide dans un élan de fermeté et de courage stoïque. Augustin est le premier à instiller le doute en considérant le suicide sous l’angle de la faute. Son raisonnement est le suivant. Si ܳè est pure, cela n’a aucun sens qu’elle se suicide. Il envisage alors une autre possibilité. Peut-être ܳè a-t-elle été consentante, contrairement à ce qu’elle laisse croire et, dans ce cas, son suicide s’expliquerait par le sentiment d’avoir péché. Mais, très vite, Augustin rétropédale en signifiant qu’il faut accorder du crédit aux récits antiques. Il adopte un regard moderne. Il a été profondément marqué par le sac de Rome en 410 et le viol des femmes, et il veut les inciter à ne pas se suicider. Le viol est contraire au consentement et il n’y a donc pas de faute, car c’est l’intention qui compte. Mais le ver est dans le fruit, si j’ose dire. On assiste alors à l’affrontement entre deux cultures, celle de l’honneur, de l’Antiquité romaine, et celle de la faute, du péché et de la rédemption, propre au christianisme.
Comment ces tensions se traduisent-elles dans la peinture de la Renaissance?
Dans un premier temps, c’est surtout la figure morale et politique de ܳè qui est mise en avant. Elle est présentée comme un modèle de vertu et de chasteté, en compagnie d’autres personnages féminins similaires, Didon, Judith, etc. Il s’agit alors d’une forme d’iconographie matrimoniale qui orne les appartements et chambres à coucher. Mais elle est également représentée à travers sa symbolique politique et s’adresse par ce biais aussi aux hommes. Par son suicide, ܳè déclenche un processus, réalisé par Brutus, menant à l’instauration de la république romaine. Au début du XVIe siècle, les Médicis alors en exil font appel à elle dans leur effort de propagande républicaine en vue de restaurer, à Florence, un régime dévoué à leur maison. Une fois ce processus mené à son terme, toutefois, d’autres représentations de ܳè donnent lieu à des réceptions plus frivoles et érotiques. C’est le cas, par exemple, des ܳè nonchalantes de Cranach, qui placent le/la spectateur-trice dans une position hésitante, entre le suicide héroïque et la sensualité qui se dégage de ses tableaux donnant à voir une ܳè pécheresse.
Quel regard les auteures féministes ont-elles posé sur ce personnage ambigu?
ܳè meurt comme un homme, par le fer, ce qui est très inhabituel, car il existe des manières genrées de se suicider qui semblent encore prévaloir aujourd’hui. Le fait que ܳè se donne la mort par le glaive lui assigne une âme virile. Elle est donc louée pour ce courage digne des plus grands hommes. En même temps, sa liberté se résume à celle de se donner la mort. Il faut qu’elle meure pour se faire entendre et c’est son silence qui est éloquent. Cette logique fait dire à Simone de Beauvoir qu’elle est un exemple de femme prétexte: «Les voix féminines se taisent là où commence l’action concrète.» ܳè a ensuite été étudiée dans les années 1980-2000, par des auteures qui ont vu en elle une représentation de la violence exercée sur le corps féminin.