Itinéraire d'une intervenante en formation d'adultes : Entre savoirs expérientiels et savoirs académiques | France Merhan Rialland | 01.10.2024
RETOUR SUR LA CONFERENCE DU 1er OCTOBRE 2024
Par France Merhan Rialland et Daniele Beltrametti, Université de Genève
C’est avec une émotion particulière que France Merhan a tenu sa conférence intitulée : « Itinéraire d’une intervenante en formation d’adultes – Entre savoirs expérientiels et savoirs académiques », à l’aune de son départ à la retraite de l’université.
France a introduit son propos en soulignant l’importance des rencontres qu’elle a pu faire avec des auteur·es qui ont été des figures marquantes dans son parcours. Le meilleur moyen pour elle d’apprendre, c’est de transmettre, c’est de s’approprier des savoirs en les partageant. Ses parents, lorsqu’elle était enfant, lui avaient offert un tableau noir… « j’ai toujours appris mes leçons en faisant la classe à un public imaginaire, en imitant parfois mes maîtresses… ».
France nous a raconté aussi qu’elle a découvert le métier de formatrice à 17 ans à l’occasion d’une formation portant sur l’encadrement de groupe d’enfants et d’adolescents. Cette première expérience la conduit à penser que le formateur « n’est pas quelqu’un qui accapare la parole mais celui qui écoute d’abord » et que c’est dans « le regard des autres que la personne trouve les sources de son estime de soi ». « Chaque personne – même la moins bardée de diplômes – est porteuse d’une culture, de savoirs et de savoir-faire et il s’agit en tant que formateur d’accompagner les personnes dans leur droit à l’éducation et à la formation tout au long de leur vie ». Cette expérience dans une organisation s’inscrivant dans la dynamique de l’éducation populaire visait aussi « l’apprentissage d’une posture critique, ce qui est essentiel dans le métier de formateur d’adultes ».
A 17-18 ans, dans le cadre de son engagement comme formatrice, elle découvre des penseurs et pédagogues comme Montessori, Claparède, Freinet, Piaget, Rogers, Freire « dont nous avons beaucoup appris en formation des adultes » souligne-t-elle… Ce sont, par ailleurs, M. Pagès, E. Enriquez et J. Ardoino qui lui font connaître les fondements de la psychosociologie.
Tous ces auteurs et les personnes qu’elle rencontre à cette époque ont en commun de s’interroger sur les conditions permettant que la formation des adultes soit émancipatrice. Ils s’insurgent contre les abus d’une transmission qui s’apparente trop souvent à de la pure inculcation et qui nie le rôle actif de l’apprenant dans ses apprentissages ainsi que ses désirs et aspirations.
En raison de contraintes familiales, France doit s’orienter vers des études supérieures courtes tout en travaillant. A l’issue de son B.T.S. d’assistante de direction trilingue, elle commence à exercer dans son domaine tout en suivant des cours de sociologie à l’université en tant qu’auditrice libre. Puis elle est sollicitée par l’école où elle a préparé son BTS pour donner des cours du soir auprès de publics très variés, y compris avec des personnes en situation d’illettrisme. Le métier de formatrice la passionne tout comme les récits de ces adultes en formation. Leur volonté de s’en sortir et de développer leur pouvoir d’agir la touchent. Ils lui apprennent entre autres « que former signifie accueillir les sujets dans leur singularité, en valorisant leur différence qui est leur richesse ».
Pendant 5-6 ans, France a l’opportunité d’observer les conduites de différents acteurs en travaillant dans de nombreuses entreprises. Ses lectures des psychosociologues – « à l’époque, être formateur, c’est être psychosociologue ! » - l’aident à mieux comprendre les stratégies (conscientes ou inconscientes) qu’ils mettent en place dans le cadre des relations interpersonnelles au travail et à mieux identifier les valeurs, normes, croyances qui les façonnent. « Encore aujourd’hui, je conseille, entre bien d’autres ouvrages, la lecture de « L’acteur et le système » de Crozier et Friedberg aux étudiants » nous dit France, « pour qu’ils puissent mieux saisir la complexité de leurs environnements professionnels, mieux se situer en tant que stagiaires ou salariés et mettre des mots sur une pensée auparavant confuse ».
Elle alterne ensuite entre un travail à temps plein à l’éducation nationale dans un CAFOC (Centre Académique de Formation Continue) à Nantes tout en préparant en 1989 un DUFA (Diplôme Universitaire en Formation des Adultes). France nous raconte alors comment elle est parfois confrontée à des situations où les personnes se sentent stigmatisées par leur « envoi obligatoire » en formation par leur hiérarchie. Dans son mémoire de DUFA, elle se demande à quelles conditions les apprentissages que ces adultes réalisent en formation peuvent être transférés à leur situation de travail. C’est à ce moment qu’elle rencontre J.P. Boutinet et sa vision anthropologique du projet de formation qui l’invite à imaginer que « la formation n’a de sens que si elle est instance de médiation entre le projet de l’entreprise, le projet du salarié, le projet de l’organisation, la gestion des ressources humaines et l’organisation du travail ». C’est à partir de ce postulat qu’elle construit son premier travail de recherche.
Sa recherche liée à son activité d’intervenante en entreprise l’amène à mettre en lumière que la formation correspond à une activité forte de communication qui comporte une dimension intellectuelle très importante. Celle-ci consiste à prendre en compte les éléments contextuels, économiques, technologiques et culturels d’une demande de formation en cherchant à comprendre le travail réel des personnes engagées en formation. Ceci a amené France à s’intéresser par la suite au courant de psychodynamique du travail et à la clinique de l’activité.
C’est en réalisant un deuxième mémoire en Stratégie et Ingénierie en Formation des Adultes en lien avec le thème de l’accompagnement à l’autoformation des personnes, qu’elle fait la connaissance de Joffre Dumazedier (un des pionniers de la formation des adultes), de Philippe Carré et de Georges Le Meur (son directeur de mémoire). Ces auteurs considèrent l’autoformation comme « un fait social des plus importants de notre époque à l’aube du 3ème millénaire » et mettent en avant "l’importance de la maîtrise des savoirs d’origine savante pour faire face aux métamorphoses du monde du travail".
Dans la foulée de son mémoire, le jury l’incite à poursuivre en entreprenant un D.E.A. en « didactiques et sciences de l’éducation » qui se déroulera entre Nantes et Tours. Cette formation est animée à Tours par Gaston Pineau, un des pionniers des histoires de vie en formation. Sa directrice de mémoire à Nantes, Martine Lani-Bayle s’intéresse également beaucoup au courant des histoires de vie en formation ainsi qu’Alex Lainé que France rencontre au cours de ses activités professionnelles à Poitiers.
C’est à Poitiers où elle a vécu pendant trois ans qu’elle fait la connaissance de André Geay, qui lui demande de co-animer toutes ses sessions de formation avec lui. C’est à ce moment-là qu’elle devient formatrice auprès de formateurs qui œuvrent dans des dispositifs de formation en alternance. En étudiant différentes configurations de formations en alternance, France observe que ce principe pédagogique se conçoit selon une matrice où interagissent des savoirs d’origines multiples oscillant entre collusion, complémentarité, contradiction. « Penser l’alternance nécessite de naviguer entre des références théoriques composites » ajoute-elle (voir un de ses articles écrit récemment : ).
C’est en 1998 que France déménage en Savoie avec sa famille et entre en relation avec le prof. Pierre Dominicé pour qu’il l’accompagne dans sa thèse car il est un des principaux pionniers de l’approche biographique qui l’intéresse beaucoup. Peu de temps après, Jean-Michel Baudouin lui propose un poste d’assistante pour le pôle formation des adultes, ce qui la ravit. Elle co-anime plusieurs séminaires « Histoires de vie en formation » où elle a l’occasion de s’approprier la démarche de la « biographie éducative ». Plus tard, France a animé ses propres séminaires dans le cadre du CAS DAS Formation des adultes qu’elle a intitulés : « Apprentissage, développement professionnel et trajectoire de vie » où elle remarque combien les souvenirs d’enfance et d’école restent gravés dans la mémoire des adultes. Dans cette perspective, il lui semble que le défi pédagogique de la formation réside alors bien dans la possibilité de donner sens, à l’âge adulte, aux acquis antérieurs, que ceux-ci tiennent aux apprentissages scolaires ou académiques ou aux leçons que les personnes tirent de leurs expériences de vie.
Peu de temps après son engagement à l’Université de Genève, elle assume la responsabilité du pôle capitalisation-recherche portant sur le dispositif en alternance proposé aux étudiant·es. Elle intervient dans ce dispositif comme co-responsable de la gestion des stages et de leur accompagnement et y anime un séminaire d’« analyse sociologique des organisations ».
Puis France fait la connaissance d’Etienne Bourgeois qui devient son co-directeur de thèse avec J.-P. Bronckart. Elle navigue alors entre l’Université de Genève et le Centre de recherche sur la formation du CNAM à Paris pour élaborer sa thèse autour de deux objectifs :
- produire des connaissances sur des facteurs de la dynamique identitaire qui favorisent l’apprentissage des étudiant·es de l’alternance et qui maintiennent leur motivation à apprendre alors qu’ils se destinent au métier de formateur d’adultes ;
- dégager des pistes pour l’amélioration qualitative des dispositifs de formation universitaire par alternance.
Sa thèse, soutenue en 2009, s’est à certains égards, apparentée à « une recherche-action destinée à expérimenter un dispositif orienté vers le développement de démarches réflexives au service des apprentissages et du développement professionnel des étudiant·es, futur·es formateurs·trices d’adultes ». Elle prend ainsi la forme d’une recherche universitaire d’analyse des processus réflexifs et appropriatifs qu’enclenchent les étudiant·es et devient pour partie une étude des processus de subjectivation des savoirs. Dans cette perspective, la formation n’est donc pas tant de faire apprendre que de donner les moyens à l’apprenant de faire quelque chose de personnel de ce qu’il apprend, de se l’approprier pour devenir sujet.
On retrouve là une visée émancipatoire de la formation qui correspond à l’éthos professionnel de France, où l’apprenant peut affirmer sa singularité, ce qui n’exclut pas comme elle l’a montré avec Anne Jorro – avec laquelle « elle a beaucoup publié avec grand plaisir », « le rôle essentiel des médiations opérées par les intervenants, qu’ils soient formateurs, tuteurs, référents professionnels, qui ont pour rôle de penser, provoquer, valoriser des processus de changements chez celle ou celui qui apprend ».
Ces différentes perspectives donnent à France l’idée de développer une démarche de portfolios visant à faciliter l’insertion et le développement professionnel des étudiantes et étudiants.
Pour terminer, France évoque ses publications où l’alternance est explorée sous l’angle de sa pluralité pour en dégager des dynamiques de construction des savoirs et où est interrogée notamment la conception dualiste de la formation, « pensée encore trop souvent aujourd’hui en termes de théorie/pratique ou d’apprentissage/travail ». Ses ouvrages appréhendent les processus d’apprentissage sous l’angle de l’engagement professionnel et en formation, de la médiation, et du rôle des facteurs individuels et contextuels dans la construction d’un soi professionnel et d’une trajectoire sociale.
Conclusion
France espère que cette rétrospective sur son parcours a contribué à élargir les perspectives sur l’alternance et à l’envisager aussi comme un espace social quittant l’unique perspective de la formation professionnelle et professionnalisante. L’organisation sociale actuelle sollicite en effet une compétence à l’alternance consistant à agir dans un monde hétérogène, à exercer plusieurs métiers en même temps, voire à se reconvertir.
Elle termine sa conférence en soulignant « l’importance de la confiance en soi qui ne peut passer que par le fait que d’autres personnes vous font confiance » mais elle fait en même temps « l’éloge du doute ». Pour elle, « avoir confiance en soi, ce n’est pas être sûre de soi, c’est le courage d’affronter l’incertain, ne pas le fuir. Trouver dans le doute, la force de s’élancer, toujours grâce aux autres » conclut-elle en observant que c’est exactement ce qui s’est passé pour elle lors de ses premiers pas comme formatrice et ensuite tout au long de son parcours.
Remerciements
La conférence de France Merhan a été suivie par de nombreux remerciements et discours sur son parcours et ses qualités. La Professeure Nathalie Delobbe est intervenue en revenant sur l’itinéraire en alternance de France. Dans ce bulletin, figure le texte qu’elle a adressé à France.
Le Professeur Etienne Bourgeois a exprimé le grand plaisir qu’il a eu à travailler et collaborer avec France en tant que chercheuse et collègue en évoquant ses qualités humaines d’écoute, d’empathie ainsi que sa persévérance, sa force de caractère et son professionnalisme.
Plusieurs représentantes d’étudiantes ayant suivi les cours de France ou dont France a dirigé les mémoires ont évoqué son fort engagement et sa disponibilité en soulignant également ses qualités humaines et pédagogiques. D’autres étudiantes ont remercié France pour la qualité de son accompagnement dans leur développement professionnel entre l’université et leurs stages ou leur activité professionnelle via la démarche du portfolio qui a marqué leur parcours. Ces étudiantes ont mis en évidence sa capacité à reconnaître et à valoriser les parcours et les situations singulières vécues par chacune d’entre elles, ceci grâce à un « style d’enseignement inspirant pour de futurs ou actuels formateurs d’adultes ».
Plusieurs autres collègues ont également remercié et souligné le plaisir de collaborer avec France comme Charlotte De Boer et Alain Girardin.
La soirée s’est terminée avec une performance de danse réalisée par une ex-étudiante du Master Formation des adultes, Dominique Croset et avec une chanson mise en musique et en paroles par deux collègues de France, Alessio Giarrizzo et Erwan Bellard… et interprétée par une de ses ex-étudiantes, Wendy Pacini.
Cette chanson a été reprise en chœur par une nombreuse et joyeuse assemblée manifestement ravie de partager ce beau moment !
Résumé de la conférence
Pourquoi suis-je devenue formatrice d’adultes puis intervenante en formation de formateurs/trices ?Comment j’ai choisi d’exercer ce métier ?
Tel est l’objet de cette conférence dédiée à celles et ceux aux côtés desquels j’ai cheminé durant mon parcours. Il s’agira de dire et de penser mon expérience en tentant d’identifier ce que j’en ai appris. Pourquoi entreprendre ce travail sur son propre travail ? Parce que j’ai éprouvé le désir de mieux saisir le fil conducteur qui relie mes recherches et mes enseignements, en m’ouvrant la possibilité de les questionner à l’aube d’une nouvelle transition qui se dessine. Ceci m’a conduite à revenir aux sources, aux rencontres fondatrices, aux axes significatifs de mon itinéraire, aux ancrages théoriques et aux concepts essentiels qui ont donné sens à mon engagement et à la construction de ma professionnalité - toujours en émergence - dans ses dimensions épistémologiques, éthiques et pédagogiques.
Ce cheminement réflexif m’a en particulier permis de revisiter et d’approfondir mes travaux sur l’alternance en formation (2004, 2007, 2024) dont le principe et les enjeux m’ont paru proposer, au fil du temps, un véritable paradigme englobant entre autres une conceptualisation de l’engagement et de l’apprentissage en situation de travail et de formation (2013, 2015, 2022). Dans cette optique, j’ai eu à cœur de mieux comprendre les interactions entre les apprentissages et les transformations biographiques et identitaires en jeu chez des adultes engagés dans des processus de développement professionnel (2016, 2019, 2021). Cette perspective a permis la conception de différents dispositifs par alternance et la mise en œuvre de pratiques pédagogiques (2009, 2017) dont je déclinerai les horizons de sens ou de signification en lien avec les ressources théoriques et les cadres de référence que j’ai mobilisés. Cette rétrospection nommera ainsi les savoirs, les convictions, les doutes, les valeurs qui m’ont construite et à propos desquels je souhaiterais échanger dans une perspective de co-formation avec celles et ceux qui ont choisi d’œuvrer dans le domaine de la formation des adultes.
Quelques références :
Merhan, F. (2004). De la formation universitaire en alternance comme espace-temps d’apprentissage à dimension réflexive et critique. In R. Arce, J. Ardoino & G. Berger (Eds.). La pensée critique en éducation (pp. 16-24). Universidade de Santiago de Compostella, 153.
Merhan, F. Ronveaux, C. & Vanhulle, S. (Eds.) (2007). Alternances en formation. Raisons Educatives. Bruxelles : De Boeck.
Merhan, F. (2009). Le portfolio de développement professionnel à l’université. Enjeux et significations. In F. Cros, L. Lafortune & M. Morisse (Eds.). Les écritures en situations professionnelles (pp.205-229). Québec : Presses de l’Université du Québec.
Merhan, F. (2013). Place du biographique dans l’écriture sur l’activité professionnelle en formation universitaire. In C. Niewiadomski & C. Delory-Momberger (Eds.), Territoires contemporains de la recherche biographique. (pp. 71-85). Paris : Téraèdre.
Merhan, F., Jorro, A. & De Ketele, J.-M. (Eds.). (2015). Mutations éducatives et engagement professionnel. Bruxelles : De Boeck.
Merhan, F. (2016). Formation en alternance et dynamiques identitaires. In M. Sorel & M. Hatano (Eds.). La notion d’identité : usages et sens dans le champ de la formation et de l’éducation (pp. 147-176). Paris : L’Harmattan.
Jorro, A., De Ketele, J.-M. & Merhan, F. (Eds.). (2017). Les apprentissages professionnels accompagnés. Bruxelles : De Boeck.
Jorro, A. & Merhan, F. (Eds). (2019). Apprentissage et développement professionnel en situation de travail et de formation. Paris : Revue « Le Sujet dans la cité ».
Merhan, F., Frenay, M. & Chachkine, E. (2021). Les formations professionnalisantes : s’engager entre différents contextes d’apprentissage. Presses universitaires de Louvain.
Merhan, F. (2022). Stage professionnel. In A. Jorro (Ed.) Dictionnaire des concepts de la professionnalisation. (pp. 213-216). Bruxelles : De Boeck.
Merhan, F. (2024). Les formations par alternance. Carnets de recherche du CNAM