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Campus n°149

Le parcours de vie dans toutes ses dimensions

Après douze ans d’existence, le Pôle de recherche national Lives cesse ses activités et passe le relais au Centre Lives afin de poursuivre la recherche sur les parcours de vie et les vulnérabilités de la population suisse. Entretien avec son directeur, le professeur Éric Widmer.

Un jour ou l’autre, nous pouvons toutes et tous nous retrouver dans une position de vulnĂ©rabilitĂ© Ă  la suite d’un de ces coups du sort dont la sociĂ©tĂ© postindustrielle a le secret : perte d’emploi, divorce, maladie, guerre, etc. La fragilitĂ© face Ă  l’existence est une composante indissociable de la condition humaine. Et si elle n’est pas rĂ©servĂ©e Ă  certains groupes sociaux, nous ne disposons pas toutes et tous des mĂŞmes ressources pour apprĂ©hender ou surmonter de telles Ă©preuves. Ces inĂ©galitĂ©s interindividuelles face Ă  l’adversitĂ© ou simplement face aux transitions qui ponctuent l’existence se forgent, se creusent ou se comblent tout au long du parcours de vie. En se fixant comme objectif d’étudier ces trajectoires humaines, c’est donc bien de nous tous et toutes que parle le – « Surmonter la vulnĂ©rabilitĂ© : perspective du parcours de vie » – qui s’achève officiellement Ă  la fin de l’annĂ©e. De nous Ă  travers le temps, dans toutes les dimensions de l’existence et dans toutes les directions oĂą celle-ci peut nous mener. HĂ©bergĂ© par les universitĂ©s de Genève et de Lausanne, ce programme ambitieux a gĂ©nĂ©rĂ© en douze ans d’activitĂ©s plus de 1500 publications scientifiques (lire aussi l’encadrĂ© en page 29). Issus d’une coopĂ©ration Ă©troite de chercheuses et chercheurs venus de la psychologie, de la sociologie, de l’économie et de la dĂ©mographie, rattachĂ©s au sein des universitĂ©s de Lausanne, Genève, Berne, Fribourg et Zurich ainsi que de la Haute École spĂ©cialisĂ©e de Suisse occidentale, les principaux rĂ©sultats du PRN sont prĂ©sentĂ©s dans un livre* qui regroupe quelque 40 contributions originales et qui vient de paraĂ®tre. ±Ę°ůĂ©˛ő±đ˛ÔłŮ˛ąłŮľ±´Ç˛Ô avec le codirecteur du PRN Lives, Éric Widmer, professeur au DĂ©partement de sociologie (FacultĂ© des sciences de la sociĂ©tĂ©).

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le Pôle de recherche national « Lives » en bref

Institutions hôtes : universités de Lausanne et de Genève.

¶Ůľ±°ů±đł¦łŮ±đłÜ°ů˛ő : et Éric Widmer.

µţłÜ»ĺ˛µ±đłŮ : 126Ěýmillions de francs reçus entre 2011 et 2022 par le Fonds national pour la recherche scientifique, les institutions hĂ´tes, des projets de recherche et des fonds tiers.

¶ŮłÜ°ůĂ©±đ : Douze ans, de 2010 Ă  2022.

·ˇ´Ú´Ú±đł¦łŮľ±´Ú˛ő : Environ 200Ěýchercheuses et chercheurs sont affiliĂ©-es au PRN Lives en 2022 auxquels il faut ajouter 250Ěýalumni (ancien-nes chercheur/euses)

¸é±đł¦łó±đ°ůł¦łó±đ : Le PRN a gĂ©nĂ©rĂ© plus de 1500 publications scientifiques.

Il est Ă©galement Ă  l’origine de deux sĂ©ries de publications vulgarisĂ©es adressĂ©es principalement aux professionnel-les et aux mĂ©dias, Lives Impact (13ĚýnumĂ©ros) et Social change in Switzerland (28ĚýnumĂ©ros).

Enfin, un livre à paraître cette année encore fait le point des principaux résultats obtenus par les chercheurs et chercheuses du PRN Lives (Withstanding Vulnerability throughout Adult Life – Dynamics of Stressors, Resources, and Reserves, par Dario Spini et Éric Widmer (éditeurs), Springer

ąó´Ç°ůłľ˛ąłŮľ±´Ç˛Ô : Le programme doctoral de Lives a produit une centaine de thèses de doctorat.

Service Ă  la cité : Le PRN Lives a organisĂ© et participĂ© Ă  plus de 150ĚýĂ©vĂ©nements, colloques, confĂ©rences permettant de partager avec les scientifiques, professionnel-les, autoritĂ©s et le grand public.

±ĘĂ©°ů±đ˛Ô˛Ôľ±˛ő˛ąłŮľ±´Ç˛Ô : Afin de poursuivre les travaux du PRN Lives au-delĂ  de la fin du programme, les universitĂ©s de Genève et de Lausanne ont créé en 2019 le « Centre suisse de compĂ©tence en recherche sur les parcours de vie et les vulnĂ©rabilitĂ©s Lives » (www.centre-lives.ch). Il s’agit d’un centre interdisciplinaire, partagĂ© sur les deux sites lĂ©maniques, qui Ă©tudie les effets de l’économie et de la sociĂ©tĂ© postindustrielle sur l’évolution de situations de vulnĂ©rabilitĂ© par le biais d’études longitudinales et comparatives. Il vise Ă  mieux comprendre l’apparition et l’évolution de la vulnĂ©rabilitĂ© ainsi que les moyens de la traverser pour favoriser l’émergence de mesures sociales et politiques inĂ©dites. Il rassemble quelque 200Ěýchercheurs de nombreuses disciplines et possède une Ă©cole doctorale qui propose une formation sur quatreĚýans.


Campus : Est-ce que l’étude des parcours de vie est une discipline nouvelle ?

Éric Widmer : Oui, c’est une approche récente et en plein développement. En Suisse, jusqu’à la fin des années 1990, personne n’en parlait ou presque. Les sociologues s’intéressaient bien sûr aux différents aspects de la vie mais ils le faisaient soit à partir d’observations à court terme, soit en se limitant à certains domaines ou phases de l’existence. Or, pour comprendre un parcours de vie, il est nécessaire de l’étudier dans toutes ses dimensions (familiales, professionnelles, migratoires, de santé…), à tous les niveaux (celui des relations intimes et de la personnalité, celui des réseaux de connaissances plus larges et celui des politiques sociales…) et dans toutes les directions possibles (croissance, déclin, stabilité…) où il peut se développer à travers le temps. On peut ainsi observer et comprendre comment ces trajectoires sont influencées par des transitions de vie (entrée dans l’âge adulte, dans la parenté, arrivée à la retraite…), par des événements souvent inattendus (perte de l’emploi, maladie) ou encore par ce qu’on appelle des effets de période (crise économique, pandémie, guerre…). Et saisir comment les individus, en fonction de leurs ressources sociales, économiques, psychologiques, réagissent à ces défis et à ces stress.

Comment s’y prend-on pour étudier des parcours de vie ?

Le PRN Lives a beaucoup fait appel à ce qu’on appelle des études de cohortes. Il s’agit d’études dites longitudinales qui sont composées de centaines ou de milliers de participants et de participantes que l’on suit durant quinze ou vingt ans, voire plus selon les cas, et que l’on soumet à intervalles réguliers à des questionnaires approfondis sur les aspects fondamentaux de leur existence. Nous avons nous-mêmes lancé de telles études de cohorte dans le cadre du PRN Lives et, pour profiter d’un plus grand recul, nous en avons aussi exploité certaines qui existaient déjà.

Quelles sont les différences entre ces multiples cohortes ?

Il y en a de toutes sortes (lire l’encadrĂ© ci-dessous). Pour ne prendre que quelques exemples, il y a notamment celle qui rassemble des couples, que j’ai contribuĂ© Ă  mettre sur pied en 1998 avec Jean Kellerhals, ancien vice-recteur de l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Genève, et RenĂ© Levy, professeur Ă  l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Lausanne. On peut citer aussi Le Panel suisse de mĂ©nages qui compte presque 10 000ĚýmĂ©nages suisses, Vivre/Leben/Vivere (VLV) qui a enrĂ´lĂ© plus de 4000Ěýpersonnes âgĂ©es de plus de 65Ěýans, Parchemins qui se focalise sur la population des sans-papiers et bien d’autres encore.

cohortes sur mesure

Afin d’étudier les parcours de vie, le a recours à de nombreuses études longitudinales qui suivent de grands groupes de personnes sur de longues périodes. Florilège.

: Cette Ă©tude, dirigĂ©e par le ), comprend plus de 4000 personnes âgĂ©es de 60Ěýans et plus, enrĂ´lĂ©es lors de deux vagues en 2011 et 2017. Elle vise Ă  Ă©tudier l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© et les inĂ©galitĂ©s dans les expĂ©riences de vie individuelles au cours du vieillissement. L’objectif principal est d’analyser la composition de la population âgĂ©e, stratifiĂ©e par âge et par sexe, en fonction de la disponibilitĂ© et de la diversitĂ© des ressources qu’elle possède. Grâce Ă  la comparaison avec des enquĂŞtes antĂ©rieures similaires, rĂ©alisĂ©es sur des cohortes diffĂ©rentes en 1979 et 1994/1995, il a Ă©tĂ© possible de remettre en question l’idĂ©e gĂ©nĂ©rale mais trop simpliste d’un progrès continu du bien-ĂŞtre des personnes âgĂ©es.

 : Cette cohorte rassemble plus de 1500 couples représentatifs de la Suisse. Les participants et participantes ont été soumis-es séparément à des enquêtes en 1998, 2004, 2011 et 2017. Les questions qui leur sont posées portent sur des thèmes tels que le degré d’autonomie individuelle, l’organisation des tâches ménagères, la fréquence des pensées de séparation, la relation parent-enfant, le nombre d’amis et de réseaux, le fonctionnement psychologique ou encore le revenu.

 : Cette Ă©tude s’intĂ©resse aux personnes de nationalitĂ© Ă©trangère dites sans papiers du canton de Genève et Ă  leur autoĂ©valuation de leur santĂ© et de leur satisfaction Ă  l’égard de la vie. L’idĂ©e consiste Ă  comparer les rĂ©ponses d’un groupe de sans-papiers adultes qui remplissent les conditions pour demander un permis de sĂ©jour (en l’occurrence ceux qui ont pu bĂ©nĂ©ficiĂ© de l’opĂ©ration Papyrus qui a permis, entre fĂ©vrier 2017 et dĂ©cembre 2018, la normalisation de plusieurs centaines d’étrangers sans papiers) avec celles d’un groupe de sans-papiers qui ne les remplissent pas. Cette cohorte inclut 400Ěýpersonnes.

 : IntĂ©grĂ©e au Ă  l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Lausanne, cette enquĂŞte longitudinale unique en Suisse interroge annuellement depuis 1999 tous les membres des mĂ©nages d’un Ă©chantillon alĂ©atoire qui est suivi dans le temps. L’objectif principal du Panel suisse des mĂ©nages est d’observer le changement social, notamment la dynamique de l’évolution des conditions de vie en Suisse. Il rassemble quatre Ă©chantillons enrĂ´lĂ©s entre 1999 et 2020, totalisant dĂ©sormais presque 10 000ĚýmĂ©nages et 16 000Ěýindividus.

 : Cette cohorte (dont l’acronyme signifie Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe) financĂ©e par l’Union europĂ©enne Ă©tudie les effets des politiques sanitaires, sociales, Ă©conomiques et environnementales sur le cycle de vie des citoyens europĂ©ens. Elle est centrĂ©e sur les individus de 50Ěýans et plus vivant en Suisse et dans 28Ěýautres pays d’Europe (y compris IsraĂ«l). Active depuis 2004, cette Ă©tude longitudinale totalise Ă  ce jour plus de 530 000Ěýinterviews auprès de 140 000Ěýpersonnes. Les donnĂ©es sont disponibles gratuitement pour l’ensemble de la communautĂ© des chercheurs et chercheuses.

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Comment parvenez-vous à conserver les participants des cohortes sur des temps longs ?

Contenir l’attrition, c’est-à-dire la diminution des effectifs, représente un vrai défi. Nous tentons de fidéliser le plus possible les participants en les informant régulièrement des résultats des projets de recherche et en leur rappelant l’importance des études que nous menons. La diffusion de nos travaux dans les médias donne également un sentiment d’utilité sociale. Cela dit, avant d’essayer de les conserver, il faut commencer par recruter des participants. Et cette phase est une véritable gageure en Suisse, plus que dans d’autres pays, car le public est déjà très sollicité par des démarches commerciales et n’arrive pas toujours à les distinguer des études universitaires à but non lucratif.

Comment procédez-vous pour confectionner vos cohortes ?

Selon les cas, nous pouvons obtenir de la Confédération des listes d’adresses et de numéros de téléphone qui nous permettent de prendre contact afin d’organiser des entretiens (en présentiel, de préférence, mais récemment plus souvent en ligne à cause de la pandémie de covid). Pour atteindre les populations en situation de vulnérabilité, c’est plus compliqué. Il faut développer des partenariats avec des institutions publiques ou parapubliques s’occupant des problématiques de ces populations. Certaines désirent en savoir plus sur les caractéristiques de leurs usagers ou bénéficiaires et sont donc ouvertes aux contraintes de la recherche. Nous avons aussi recours à une méthode d’échantillonnage dite « boule de neige » qui consiste par exemple à se rendre sur les lieux que la population visée fréquente et à y recruter directement certaines personnes qui nous en présentent d’autres et ainsi de suite. Il nous arrive également de passer par les professionnels qui s’occupent de ces gens. Bref, les études de cohorte en sciences sociales coûtent cher à mettre sur pied et sont difficiles à maintenir sur le long terme. Le financement du PRN Lives nous a beaucoup aidés dans ce domaine. Cela dit, nous ne travaillons pas seulement sur des cohortes. Nous faisons aussi appel à d’autres types d’études, nettement moins onéreuses.

ł˘±đ˛ő±çłÜ±đ±ô±ô±đ˛ő ?

En plus des Ă©tudes quantitatives de type cohorte qui permettent d’observer les grandes Ă©volutions factuelles dans une vie, nous avons Ă©galement dĂ©veloppĂ© des Ă©tudes qualitatives, basĂ©es sur des approches dites narratives ou biographiques. Celles-ci sont menĂ©es sur des Ă©chantillons beaucoup plus petits mais permettent de mieux comprendre la logique dans laquelle se situent les acteurs de nos recherches. Elles donnent du sens aux expĂ©riences et aux projets de vie de ces personnes. Un exemple d’une telle Ă©tude est celle de Vanessa Fargnoli, chercheuse au DĂ©partement de sociologie (FacultĂ© des sciences de la sociĂ©tĂ©), portant sur une trentaine de mères sĂ©ropositives. Grâce au dĂ©veloppement des trithĂ©rapies, le sida est aujourd’hui une maladie « sous contrĂ´le ». L’enquĂŞte qui retrace le combat de ces femmes contaminĂ©es souligne toutefois leur solitude et leur invisibilitĂ© au sein de la sociĂ©tĂ© mais aussi du système mĂ©dical (lire aussi Campus n°Ěý145 de juin 2021). Nous Ă©tudions Ă©galement les trajectoires de vie Ă  l’aide d’études dites rĂ©trospectives. Dans ce cas, nous n’interrogeons qu’une seule fois les personnes et nous leur demandons de dĂ©crire toute leur vie de manière chronologique. Cette approche est plus Ă©conomique mais elle a aussi des limites, notamment Ă  cause des inĂ©vitables biais de mĂ©moire. C’est pourquoi nous nous limitons Ă  poser des questions sur des Ă©lĂ©ments très factuels en Ă©vitant de demander aux participants de reconstruire leurs projets de vie, leurs relations ou leurs problèmes d’il y a vingt ou trente ans que la mĂ©moire risque d’avoir dĂ©formĂ©s.

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Le PRN Lives s’intéresse en particulier à la vulnérabilité et aux liens de cette dernière avec les ressources des individus. Pouvez-vous donner une définition précise de ces notions ?

Oui. Un des apports du PRN est d’avoir précisé la notion de vulnérabilité dans une perspective de parcours de vie. Celle-ci se définit comme l’adéquation des ressources accumulées par l’individu dans son parcours avec les contraintes et le stress générés par les transitions, les événements et les périodes historiques qu’il rencontre ou dans lesquels il s’inscrit. Nous avons précisé cette définition et d’autres dans un glossaire interactif et en constant développement qui définit de manière interdisciplinaire les notions les plus importantes et le plus fréquemment utilisées. Nous distinguons par exemple les concepts de ressources et de réserves. En définitive, les réserves sont un type de ressources accumulées au fil du temps et activées au moment où l’on fait face à des événements critiques ou lors de transitions. Nous avons emprunté ce terme aux neurosciences où les « réserves cognitives » accumulées au cours de la vie permettent d’expliquer les différences d’une personne à l’autre dans l’évolution des maladies neurodégénératives. Dans un article de la revue Nature Human Behaviour en 2018, , chercheur en épidémiologie sociale au Département de sociologie, , professeur à la Section de psychologie, et moi-même avons repris et développé ce concept de réserves dans le cadre des sciences sociales. Ce papier détaille notamment la manière dont chaque individu, par ses comportements et son interaction avec l’environnement, accumule progressivement des réserves et les conserve au cours de sa vie et comment celles-ci peuvent le protéger – ou pas – à des moments clés de son existence. Nous mettons également l’accent sur la notion de seuil dans la quantité de ces réserves, en dessous duquel le fonctionnement normal devient très difficile et où on risque de se retrouver en position de vulnérabilité.

De quoi sont faites ces réserves ?

Cette notion comprend bien sĂ»r les capacitĂ©s Ă©conomiques des individus mais pas seulement. Elle englobe aussi la richesse des rĂ©seaux de liens familiaux, personnels, professionnels, etc. On peut Ă©galement y ajouter une dimension psychologique, comme le niveau d’estime de soi, le selfĚýmastery (la capacitĂ© de contrĂ´ler ses propres dĂ©sirs ou impulsions) ou encore les traits de personnalitĂ© (tels que l’extraversion, l’agrĂ©abilitĂ©, l’ouverture Ă  l’expĂ©rience l’esprit consciencieux ou encore l’anxiĂ©tĂ©) dont certains, selon les cas de figure, peuvent reprĂ©senter une ressource prĂ©cieuse. Il ne faut pas oublier le capital santĂ© qui comprend non seulement l’état de santĂ© Ă  un moment donnĂ© mais aussi la trajectoire de santĂ© des individus ainsi que des questions d’accès et de lĂ©gitimitĂ© du recours aux soins. L’accès Ă  la mobilitĂ© est elle aussi une ressource personnelle puisqu’elle reprĂ©sente un avantage dans le parcours de vie. On voit donc le potentiel Ă©norme de la notion de rĂ©serve pour le travail interdisciplinaire si cher Ă  notre universitĂ©.

Qu’en est-il de la vulnérabilité ?

À ce propos, nous préférons parler de personnes en situation de vulnérabilité que de personnes vulnérables afin d’éviter toute stigmatisation. On peut, dans cette perspective, parler de situations « vulnérabilisantes » en ce qu’elles instituent un déséquilibre entre les réserves et contraintes individuelles. Une situation de vulnérabilité, dans une approche de parcours de vie, peut être comprise comme un manque de réserves et une capacité réduite à les restaurer. Cela met l’individu dans une position particulièrement précaire qui l’empêche d’éviter des facteurs de stress, d’y faire face et de s’en remettre ou de tirer profit d’opportunités. Et le fait de ne pas pouvoir restaurer ses réserves assez vite entraîne une probabilité grandissante de voir sa situation se dégrader davantage encore quand émergera un nouveau stress social. La vulnérabilité, tout comme les réserves, est un processus qui se construit progressivement sur l’ensemble du parcours de vie et résulte notamment de l’accumulation de désavantages. C’est pourquoi il devrait être idéalement observé dans son évolution sur l’ensemble du parcours de vie, de la naissance à la mort, ce qui est bien sûr empiriquement très difficile, voire impossible.

En quoi les transitions de vie représentent-elles un facteur de stress important ?

La transition Ă  l’âge adulte correspond au passage de la dĂ©pendance Ă©conomique, rĂ©sidentielle et relationnelle aux parents Ă  l’autonomie dans ces diffĂ©rents domaines. C’est un dĂ©fi qu’il faut surmonter, ce qui est plus difficile pour les personnes Ă  faibles ressources que pour d’autres. La retraite reprĂ©sente le dĂ©part du monde actif et nĂ©cessite de se reconstruire un nouveau rĂ´le social tout en gĂ©rant une diminution potentielle des liens sociaux et donc de ses rĂ©serves. Le passage du 3e au 4eĚýâge est lui aussi critique, puisqu’on passe alors d’une pĂ©riode de vieillissement en bonne santĂ© Ă  une phase dans laquelle les problèmes mĂ©dicaux s’accumulent soudainement. On peut ajouter Ă  ces transitions les Ă©vĂ©nements dits « non normatifs » que sont le divorce, la sĂ©paration, le veuvage, la perte d’emploi, des problèmes de santĂ©, l’entrĂ©e dans la parentalitĂ©, etc. De nombreuses Ă©tudes menĂ©es dans le cadre de Lives se sont penchĂ©es sur ces transitions.

Existe-t-il des déterminants forts du parcours de vie ? Certaines études affirment par exemple que le nombre de livres dans sa maison familiale permettrait de prédire avec assez de fiabilité le niveau de scolarité qu’atteindront les enfants ?

Le nombre de livres est une mesure en effet souvent utilisée pour évaluer rapidement quelque chose qui est beaucoup plus complexe. Elle renseigne surtout sur le climat intellectuel qui règne dans la famille d’origine et prend très probablement en compte le niveau d’instruction des parents, ce qui est une donnée importante. Mais guère plus. Cela dit, le PRN Lives ne cherche pas à extraire des déterminants uniques de développement des ressources à travers les temps. Il est plus réaliste de travailler sur l’interaction entre les différents types de ressources, ou de réserves. Il est vrai que les personnes qui naissent dans des familles pénalisées du point de vue éducatif et économique sont par la suite désavantagées dans leur parcours de vie. Mais en même temps, nous avons pu démontrer qu’il existe aussi beaucoup de plasticité dans les trajectoires individuelles. Dans un nombre significatif de cas, les individus ne suivent pas le déterminisme fixé par le milieu d’origine. Les parcours de vie sont en général plus complexes et moins linéaires qu’on ne le postulait au début du PRN. C’est certainement un peu frustrant de ne pas pouvoir s’appuyer sur un facteur unique qui expliquerait tout mais cela rend aussi nos recherches interdisciplinaires beaucoup plus intéressantes.

Les Parcours de vie, une approche récente

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Les premières Ă©tudes ayant portĂ© sur les parcours de vie sont celles de Glen Elder, professeur Ă  l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Caroline du Nord et docteur honoris causa de l’UNIGE depuis 2012. Le sociologue amĂ©ricain a Ă©crit en 1974 Les enfants de la Grande DĂ©pression, changement social dans l’expĂ©rience de vie. Il y retrace les rĂ©sultats de l’étude de deux cohortes de jeunes AmĂ©ricains âgĂ©s d’une dizaine d’annĂ©es pour les premiers et de 2 ou 3Ěýans pour les seconds durant la crise Ă©conomique de 1929. Glen Elder a suivi ces personnes jusque dans les annĂ©es 1980 et a essayĂ© de dĂ©terminer les effets que la Grande DĂ©pression et la Deuxième Guerre mondiale ont eus sur leur parcours de vie. Entre autres choses, il montre que les individus qui sont entrĂ©s Ă  l’âge adulte durant une pĂ©riode difficile, en l’occurrence la Deuxième Guerre mondiale, ont accumulĂ© des failles qui se voient dans le temps en particulier dans les domaines professionnel et Ă©conomique.
Glen Elder met cependant aussi en évidence le fait que certaines actions politiques ont permis de compenser ces lacunes dont a souffert cette cohorte sacrifiée par l’histoire. C’est notamment le cas de la G.I. Bill, une loi américaine adoptée en juin 1944 par le Congrès des États-Unis, fournissant aux soldats démobilisés le financement de leurs études universitaires ou de formations professionnelles ainsi qu’une année d’assurance chômage.

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En 2019, vous avez créé le Centre suisse de compétence en recherche sur les parcours de vie et les vulnérabilités (ou Centre Lives). Quel est son rôle ?

Il garantit la continuation des activitĂ©s du PRN qui se termine officiellement cette annĂ©e. Le est le fruit d’une convention de partenariat signĂ©e entre les universitĂ©s de Genève et de Lausanne et permet en particulier la poursuite, dans les dĂ©cennies Ă  venir, des Ă©tudes longitudinales de cohorte et d’accueillir tous les projets ayant une dimension de parcours de vie. L’antenne genevoise du Centre Lives, dont je suis le codirecteur, est hĂ©bergĂ©e au . L’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Genève a la responsabilitĂ© de la gestion du programme doctoral qui est dispensĂ© sur les deux sites et qui intègre des candidats internationaux.

Le Centre Lives a-t-il pour vocation de soutenir des études s’intéressant aux effets de la pandémie de Covid-19 sur les parcours de vie des jeunes adultes d’aujourd’hui ?

Oui, certaines des collectes soutenues par le PRN ont d’ailleurs inclus des collectes réalisées durant la pandémie de Covid-19. Il faudra un peu de temps pour en connaître les résultats qui seront très importants pour mieux comprendre les effets de période.

Dans le cas du Covid-19, à quel genre d’effets peut-on s’attendre ?

Ce n’est pour l’instant qu’une hypothèse mais on peut faire des analogies avec des travaux plus anciens qui ont porté sur les crises économiques (il n’y a pas eu tant de pandémies dans l’histoire récente des pays occidentaux et en particulier de la Suisse, sur laquelle porte principalement le PRN). Ces travaux ont notamment montré une plus grande perte de confiance dans les institutions chez les personnes qui étaient jeunes adultes durant une période difficile que chez les personnes plus âgées. Les individus qui entrent dans l’âge adulte au milieu d’une crise économique ont en effet moins accès à des emplois et à des expériences professionnelles au moment où ils devraient commencer à en avoir. Ils prennent alors « du retard » dans leur trajectoire de vie par rapport aux cohortes qui ont vécu cette transition dans un environnement plus favorable. Ils vont conserver cette lacune et il apparaîtra plus tard dans certaines étapes de la vie notamment en lien avec les positions professionnelles et économiques. Et cela influence de manière négative leur rapport aux institutions.
*« Withstanding Vulnerability throughout Adult Life – Dynamics of Stressors, Resources, and Reserves », par Dario Spini et Éric Widmer (éditeurs), Springer, 2022 (à paraître)

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UN glossaire pour unifier les notions

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Le Pôle de recherche national (PRN) Lives (« Surmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie ») a créé un définissant les notions qui sont utilisées dans la recherche afin que les scientifiques venus d’horizons différents puissent s’entendre sur les termes. Cette initiative, suggérée par le panel d’experts internationaux qui évalue chaque année les activités du PRN, est d’autant plus précieuse qu’un grand nombre de termes font partie du vocabulaire courant (ressources, liens familiaux, parcours de vie, vulnérabilité…) et qu’ils demandent à être définis de manière plus formelle.
Urs Richle, chargé d’enseignement au Centre interfacultaire de gérontologie et des vulnérabilités (Cigev), a développé une solution informatique qui permet aux chercheurs et chercheuses intéressé-es de contribuer de manière interactive au glossaire. Une vingtaine d’entrées sont actuellement rédigées (en anglais) de manière interdisciplinaire, de façon à croiser les perspectives entre les sociologues, les économistes, les démographes ou encore les psychologues. On y retrouve, entre autres, les définitions du parcours de vie, des trajectoires, de la vulnérabilité, des réserves, des ressources, etc. Le glossaire est actuellement surtout utilisé par les chercheurs et chercheuses du PRN, qui n’ont pas besoin de réinventer la roue à chaque fois. Cet instrument de mise en cohérence conceptuel du PRN Lives est déjà disponible sur Internet. Les responsables du Pôle aimeraient désormais le faire connaître plus largement au niveau international.

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