Une sensibilité à fleur de particules
Exploitant les propriétés de la théorie qui régit le monde du tout petit, les capteurs quantiques offrent une sensibilité et une précision inédites, à l’exemple d’un dispositif – théorique – capable de transformer la plus minuscule augmentation de chaleur en un courant électrique utile.
La maîtrise des propriétés quantiques de la matière ouvre la porte au développement de capteurs d’une toute nouvelle catégorie. Il existe déjà sur le marché des appareils qui mesurent des champs magnétiques, des particules de lumière, des différences de température minimes ou encore des variations de la force de gravitation avec une très grande précision. Mais cela n’est encore rien par rapport à ce que les senseurs quantiques seront – ou sont parfois déjà – capables d’accomplir.
On évoque ainsi des systèmes de navigation sans GPS, des détecteurs sensibles à la moindre cavité ou masse enfouie dans le sous-sol (ou sous l’eau), des moyens de prévision des éruptions volcaniques, des mesures de l’activité neuronale ou encore des dispositifs permettant de gérer la dissipation d’énergie des composés nanoélectroniques, présents notamment dans les téléphones mobiles.
Certains de ces appareils existent déjà , même s’ils sont en général très volumineux et maintenus à des températures frisant le zéro absolu et donc le plus souvent encore confinés dans les laboratoires. La plupart n’existent cependant que sur le papier, où se développent les théories, ou dans les ordinateurs, qui font tourner les simulations. Un travail théorique auquel contribue Géraldine Haack, professeure assistante au Département de physique appliquée (Faculté des sciences) et bénéficiaire d’une bourse Prima du Fonds national suisse.
Réchauffement minime
Elle mène notamment un projet de dispositif thermoélectrique quantique d’une très grande sensibilité. L’effet thermoélectrique classique est connu depuis la fin du XIXeÌýsiècle. Il caractérise certains matériaux dans lesquels une différence de température génère un courant électrique (et inversement, une tension électrique crée un courant de chaleur). L’objectif de la chercheuse genevoise consiste à exploiter les propriétés de la physique quantique pour augmenter cet effet thermoélectrique et transformer la moindre différence de température en un courant électrique plus facilement mesurable en laboratoire.
« Mon domaine initial, c’est l’étude du transport d’électrons dans des circuits électriques simples mais fonctionnant à l’échelle quantique, explique Géraldine Haack. Dans le cadre de notre projet, mon collègue italien Francesco Giazotto, directeur de recherche à l’Institut des nanosciences de Pise, et moi-même avons donc imaginé un dispositif qui comprend ce qu’on appelle une boucle Aharonov-Bohm. Il s’agit d’un circuit électrique de très petite taille – de l’ordre de quelques micromètres – qui relie une source dite chaude à une source dite froide (la différence de température peut être infime). Les électrons circulent de la source chaude à la source froide en vertu de la deuxième loi de la thermodynamique. Ils le font via une connexion qui, à un moment donné, se divise en deux branches qui se rejoignent juste après, laissant la possibilité aux particules chargées de passer par deux chemins différents. »
Comprendre plus précisément l’effet Aharonov-Bohm demande cependant de faire un gros plongeon dans un bain de physique quantique, puisque ce phénomène découle du fait qu’une particule comme l’électron possède, à toute petite échelle, des propriétés à la fois corpusculaires et ondulatoires.
Par les deux chemins à la fois
Du point de vue du formalisme quantique, le petit paquet d’ondes qui forme la particule peut donc passer par les deux chemins en même temps : par le bras supérieur et par le bras inférieur – comme le ferait une onde à la surface de l’eau empruntant deux parcours différents. Parce que les deux chemins ne sont pas de la même longueur et que le tout est baigné dans un champ magnétique, les paquets d’ondes acquièrent une phase différente entre les chemins supérieur et inférieur et forment, à l’arrivée, ce qu’on appelle une figure d’interférences, avec des maximums et des minimums, là où les ondes s’additionnent ou se détruisent, comme lorsque les ronds dans l’eau générés par deux cailloux se rencontrent. Parce qu’elles sont issues d’un unique électron pouvant être décrit comme un paquet d’ondes, ces interférences quantiques produisent au final un courant électrique qui oscille en fonction du flux magnétique et que l’on peut mesurer.
Géraldine Haack et Francesco Giazotto ont montré, dans un article paru le 23Ìýdécembre 2019 dans la revue Physical Review B, que leur dispositif, en théorie du moins, développe un formidable effet thermoélectrique.
« Il est tellement sensible qu’il pourrait détecter une augmentation de chaleur aussi petite que celle provoquée par l’absorption d’un unique photon (ou grain de lumière), explique Géraldine Haack. On peut imaginer jouer avec les paramètres de notre dispositif de telle façon qu’il soit optimisé pour des photons d’une certaine longueur d’onde. Certains groupes de recherche ont actuellement une telle maîtrise dans la fabrication de ces structures mésoscopiques (c’est-à -dire de taille relativement « grande » mais conservant des propriétés quantiques), qu’il ne devrait pas être trop compliqué de réaliser l’expérience en laboratoire. »
Photons uniques
En tant que capteur thermoélectrique, le détecteur basé sur la boucle Aharonov-Bohm pourrait permettre de mesurer de toutes petites différences de chaleur à une température très proche du zéro absolu (-273,15 °C), ce qui tient en général de la gageure dans les laboratoires de recherche. Plus concrètement, avec ce dispositif quantique on pourrait atteindre une efficacité jusqu’à quatre fois plus importante que les matériaux thermoélectriques classiques les plus performants.
« Le fait qu’une petite augmentation de chaleur puisse générer un courant de charge peut aussi intéresser tous les secteurs qui doivent faire face au phénomène de dissipation de chaleur, poursuit Géraldine Haack. Ce problème de dissipation touche l’ensemble des appareils électroniques, des téléphones portables aux fermes géantes de serveurs, et peut nuire gravement à leurs performances. On peut bien sûr construire ces immenses data centers dans des environnements froids – ce qui se fait déjà – mais ce n’est pas un choix très durable. On peut aussi essayer de comprendre les mécanismes intimes, voire quantiques, de cette dissipation de chaleur pour tenter de l’atténuer. Un dispositif comme le nôtre pourrait servir à cela. »
Une autre piste serait d’exploiter cette chaleur résiduelle (qui est de toute façon impossible à éviter) pour la transformer en électricité, laquelle pourrait être réinjectée dans le circuit de l’appareil en question ou, pourquoi pas, faire tourner un mini-moteur. « Un des points de ma recherche, c’est justement de concevoir des moteurs ou des machines thermiques à l’échelle quantique », note au passage Géraldine Haack.
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