La force quantique
Les technologies quantiques, exploitant les propriétés déroutantes des particules et des atomes, bénéficient d’investissements qui se comptent en milliards d’euros. Les physiciennes et physiciens suisses sont à la pointe mondiale dans ce domaine alliant cryptographie, ordinateurs, senseurs et matériaux quantiques.

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La physique quantique est une théorie déroutante. Visibles en principe uniquement à toute petite échelle, ses propriétés sont profondément contre-intuitives. Les spécialistes du domaine parlent en effet sans sourciller (ni sourire) de téléportation, d’intrication, de non-localité et d’autres superpositions et interférences quantiques. Autant de phénomènes qui n’ont aucun équivalent dans le monde classique si ce n’est dans les livres de science-fiction ou, peut-être, de magie. Ces concepts, bien réels, sont pourtant à la base de ce que d’aucuns appellent déjà une révolution technologique susceptible de bouleverser des pans importants de notre société, à commencer par ceux de la communication et de l’informatique.
Signe qui ne trompe pas, les grandes puissances – États-Unis et Chine en tête – suivies de près par les compagnies géantes telles que Google, IBM, Microsoft ou encore Amazon, injectent des milliards de dollars dans ce secteur afin d’être parmi les premiers à développer un ordinateur quantique, à la puissance de calcul décuplée, ou un système de cryptographie quantique réputé absolument inviolable. L’Union européenne (UE) n’est pas en reste avec notamment le Flagship quantique, un mégaprojet d’un milliard d’euros sur dix ans, censé affirmer le leadership du continent dans ce secteur. Certains pays membres jouent également la partie en mode individuel et font monter les enchères encore plus haut. La France a ainsi promis en janvier 2021 un budget de 1,8 milliard d’euros sur cinq ans pour les technologies quantiques. L’Allemagne a annoncé en mai le déblocage de 2 milliards d’euros pour construire un ordinateur quantique d’ici à 2025. Quant au Royaume-Uni, il affirme avoir dépassé le milliard de livres d’investissements cumulés dans les technologies quantiques.
Tout porte cependant à croire que dans cette course, la Suisse devra jouer en solo. La Commission européenne a en effet décidé ce printemps que la recherche dans les technologies quantiques était désormais stratégique, à l’image du domaine spatial. En d’autres termes, les projets et les financements dans ces disciplines doivent être réservés aux seules équipes issues des pays membres de l’UE.
Pour ne rien arranger, le Conseil fédéral a, au mois de mai, abandonné l’accord-cadre avec l’UE. Ce geste a eu pour effet de reléguer le statut de la Suisse à celui de pays tiers non associé à Horizon Europe, le 9e programme-cadre de recherche et d’innovation de l’UE (dont le budget est estimé à 95 milliards d’euros pour la période 2021-2027). Même si elle est contournable via des financements directs assurés par la Confédération, cette évolution ne fait qu’isoler davantage les « quantiques » suisses.
Les conséquences ne se sont pas fait attendre : les physiciens et les physiciennes suisses ont d’abord vu se fermer cette année les portes de l’European Quantum Communication Infrastructure (EuroQCI), un programme d’envergure visant à développer une structure de communication quantique à l’échelle du continent. Ils et elles ont ensuite été exclu-es officiellement du Flagship quantique, auquel des chercheurs genevois participent pourtant depuis trois ans.
La Suisse, et Genève en particulier, a pourtant de sĂ©rieux atouts Ă faire valoir en la matière. Un livre blanc, Les technologies quantiques en Suisse, rĂ©flexions et recommandations du Conseil suisse de la science (CSS), rĂ©alisĂ© de manière un peu prĂ©monitoire en 2020 Ă l’adresse du Conseil fĂ©dĂ©ral, en fait l’inventaire (lire aussi l’encadrĂ© ci-dessous). L’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Genève, par exemple, est Ă la pointe en cryptographie quantique, en matĂ©riaux quantiques et en simulations quantiques. L’École polytechnique fĂ©dĂ©rale de Zurich (ETHZ), l’Institut Paul Scherrer et l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Bâle sont actifs dans le domaine des ordinateurs quantiques et des senseurs quantiques, tandis que l’École polytechnique fĂ©dĂ©rale de Lausanne (EPFL) se distingue dans celui des senseurs et « logiciels quantiques ». Tour d’horizon avec Nicolas Brunner, professeur au DĂ©partement de physique appliquĂ©e (FacultĂ© des sciences).
Campus : Tout le monde parle de révolution quantique. De quoi s’agit-il exactement ?
Nicolas Brunner : Il s’agit en fait d’une deuxième rĂ©volution quantique. La première a eu lieu au milieu du XXeĚýsiècle, avec des dĂ©couvertes comme le laser et, surtout, le transistor. Celles-ci sont en effet basĂ©es sur la thĂ©orie de la mĂ©canique quantique qui dĂ©crit de manière extraordinairement prĂ©cise le monde microscopique, soit ce qui se passe Ă l’échelle des particules, des atomes et des molĂ©cules. DĂ©veloppĂ©e Ă l’origine par des scientifiques tels que Max Planck, Albert Einstein, Niels Bohr ou encore Erwin Schrödinger, cette première rĂ©volution quantique a en particulier permis de comprendre les propriĂ©tĂ©s semi-conductrices de certains matĂ©riaux. Des propriĂ©tĂ©s que les physiciens amĂ©ricains John Bardeen, Walter Brattain et William Shockley ont exploitĂ©es pour dĂ©velopper en 1947 le premier transistor, qui est le composant de base de tout appareil Ă©lectronique. En d’autres termes, sans la physique quantique, nous n’aurions aujourd’hui ni ordinateur, ni tĂ©lĂ©phone portable, ni tĂ©lĂ©vision, et j’en passe.
Et qu’en est-il de la deuxième révolution ?
Il se trouve qu’en plus de décrire avec une très grande précision la physique des particules et des atomes, la théorie quantique prédit également l’existence de phénomènes contre-intuitifs, tels que l’intrication, la non-localité ou encore la téléportation quantique qui se manifestent à toute petite échelle (lire aussi encadré ci-dessous). Aujourd’hui, on peut non seulement observer ces phénomènes en laboratoire mais aussi les contrôler avec suffisamment de précision afin de les exploiter et de développer des technologies nouvelles qui forment justement le cœur de ce qu’on appelle la deuxième révolution quantique.
Quelles sont ces technologies ?
On peut les regrouper en trois grandes catĂ©gories. La première est celle des communications quantiques, avec notamment la cryptographie quantique et la tĂ©lĂ©portation quantique, des domaines dans lesquels l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Genève est pionnière, notamment grâce aux travaux menĂ©s depuis les annĂ©es 1990 par Nicolas Gisin, professeur honoraire Ă la FacultĂ© des sciences, et qui ont abouti, entre autres, Ă la crĂ©ation il y a vingt ans d’ID Quantique, une start-up unique en son genre (lire l'article). On mentionnera ensuite les senseurs quantiques et, bien sĂ»r, l’ordinateur quantique.
Qu’est-ce que la cryptographie quantique ?
La cryptographie est l’art d’envoyer des messages secrets. En exploitant les propriétés quantiques des photons (les particules de lumière), la cryptographie quantique permet la transmission d’informations de manière parfaitement sécurisée et donc, en principe, inviolable. L’idée est d’établir une clé de codage secrète entre deux protagonistes distants, communément appelés Alice et Bob. Alice crée des paires de photons intriqués (ils sont corrélés au point de représenter un seul et même objet), dont elle envoie un des membres à Bob qui les mesure au fur et à mesure qu’ils arrivent. En vérifiant l’intégrité des propriétés quantiques de cette transmission, les deux interlocuteurs peuvent garantir la confidentialité de la clé. En d’autres termes, pour obtenir de l’information sur cette clé, un potentiel espion perturberait forcément le phénomène d’intrication et se révélerait. Aujourd’hui, la cryptographie quantique permet déjà de sécuriser des communications sur quelques centaines de kilomètres. Pour aller au-delà , il faudrait pouvoir s’appuyer sur des relais quantiques. C’est un domaine sur lequel nous travaillons depuis plusieurs années. Des expériences de faisabilité ont été réalisées mais le système n’est pas encore suffisamment performant pour être utilisé en pratique.
Qui peut être intéressé par un réseau de communication pareillement sécurisé ?
En Suisse, on peut citer toutes les infrastructures pour lesquelles la sécurité des données et des canaux de communication est un impératif : les réseaux de télécommunications ou de transport, comme les chemins de fer, les installations d’approvisionnement en énergie et certains services, publics ou privés, tels que les systèmes de vote électronique (l’expérience a d’ailleurs été menée à Genève en octobre 2007) ou les services financiers. En Chine, qui est en avance sur cette question et qui a lancé le développement d’un immense réseau au niveau national, la motivation est clairement d’échapper à l’espionnage des communications par d’autres grandes puissances. Les États-Unis, en particulier, conservent en effet pour l’instant le contrôle des systèmes de cryptage actuels, basé sur des algorithmes déterministes et non sur le caractère parfaitement aléatoire de la physique quantique. Et ils en profitent, comme l’a révélé entre autres l’affaire Edward Snowden, du nom de l’ancien agent américain de la CIA.
La Suisse pourrait-elle aussi se doter d’une telle infrastructure ?
La Suisse a les moyens de créer un réseau de communication quantique à l’échelle nationale. En utilisant les fibres optiques de Swisscom par exemple, il est déjà possible de mettre en place des systèmes de cryptographie quantique. Les photons ont la particularité d’interagir de manière extrêmement faible avec les atomes dans les fibres optiques. Cela permet de transmettre des photons uniques sur des distances allant jusqu’à 200 km en pratique, et jusqu’à 400 km en conditions de laboratoire, ce qui a été réalisé notamment par une équipe genevoise.
Quels sont les autres domaines du savoir concernés par les technologies quantiques ?
Un autre domaine moins connu mais tout aussi fascinant et prometteur est celui des senseurs quantiques. Il s’agit de systèmes capables de mesurer des grandeurs physiques (température très basse, champ magnétique, force de gravitation…) avec une extrême précision (lire l'article). Le principe consiste une fois de plus à exploiter les propriétés purement quantiques de la matière et de la lumière. Cela permet de développer des instruments de mesure d’une sensibilité inédite et de très petite taille. On peut ainsi obtenir des thermomètres nanoscopiques pouvant être placés sur une cellule ou encore des instruments de navigation indépendants du GPS. La Suisse compte déjà des start-up actives dans ce domaine, notamment Qnami à Bâle. Il y a aussi tout le champ de recherche ouvert par la découverte du graphène, cette feuille de carbone dont l’épaisseur n’est que d’un atome et dont les propriétés surprenantes peuvent bouleverser de nombreuses technologies (lire l'article).
Et qu’en est-il des ordinateurs quantiques ?
Il s’agit d’ordinateurs d’un genre nouveau. Leur fonctionnement est basé sur une logique radicalement différente de celle utilisée par les ordinateurs actuels. Dans un ordinateur quantique, l’information est stockée et manipulée sous forme de bits logiques quantiques, appelés « qubits ». Tout comme un bit d’information classique, un qubit peut porter l’information 0 ou 1. Ce qui est nouveau, c’est que le qubit peut également porter les deux valeurs de 0 et de 1 en même temps. C’est ce qu’on appelle une superposition quantique. Un ordinateur quantique devra être composé d’un très grand nombre de qubits, qui interagiront au sein d’un « circuit quantique ».
Quel est leur avantage ?
Ces machines ne remplaceront pas nos bons vieux ordinateurs dans la vie de tous les jours. Elles permettront en revanche de résoudre certains types de problèmes absolument hors de portée des ordinateurs classiques, aussi puissants soient-ils, tels que celui consistant à trouver un seul élément donné dans une gigantesque base de données. Pour y arriver, les machines classiques doivent passer en revue toutes les possibilités, c’est-à -dire explorer de fond en comble la base de données. Un ordinateur quantique, lui, sera capable de tester toutes les possibilités en même temps, autrement dit d’inspecter toute la base de données d’un seul coup. Ce « parallélisme quantique » ouvre de nombreuses perspectives, par exemple pour déterminer la structure d’une molécule ou factoriser de grands nombres très rapidement.
Existe-t-il déjà des ordinateurs quantiques ?
Certains groupes de recherche ont réalisé et testé des prototypes d’ordinateurs quantiques, c’est-à -dire des machines pouvant manipuler une centaine de qubits environ. Le défi est très grand car pour préserver les propriétés quantiques des qubits, il faut travailler à une température très proche du zéro absolu. Les grandes entreprises d’informatique se sont elles aussi lancées dans la course à l’ordinateur quantique. IBM et Google ont notamment annoncé ces dernières années avoir franchi des étapes importantes dans ce domaine (lire aussi l'article). En Suisse, à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ), des équipes sont elles aussi à la pointe. Elles travaillent depuis de nombreuses années sur des plateformes expérimentales visant à développer un ordinateur quantique et explorent différentes technologies (ions piégés, supraconductivité, systèmes hybrides…).
Faut-il des logiciels spéciaux pour faire tourner ces machines ?
Oui, et cela représente un champ de recherche important, exploré notamment par des chercheurs des écoles polytechniques fédérales de Lausanne et Zurich. La programmation sur un ordinateur quantique est complètement différente de celle d’un ordinateur classique. Un des premiers résultats – théoriques – en la matière a d’ailleurs consisté à montrer qu’un ordinateur quantique pourrait factoriser de grands nombres très rapidement et ainsi casser les systèmes de cryptage actuels. C’est assez ironique car, d’un côté, la sécurité des communications est mise en péril par l’arrivée de l’ordinateur quantique tandis que de l’autre, la théorie quantique nous fournit une élégante parade sous la forme de la cryptographie quantique, qui est à l’épreuve même d’un ordinateur quantique.
« Une action fantomatique Ă distance »La physique quantique prĂ©dit toutes sortes de phĂ©nomènes contre-intuitifs, radicalement diffĂ©rents du monde macroscopique qui nous entoure. Visite guidĂ©e.Ěý ĚýDans tous les Ă©tats Ă la fois Ěý |
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Le livre blanc de la quantique suisse
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