Les scorpions du Mont Wilhelm
Lionel Monod, chargĂ© de cours Ă la FacultĂ© des sciences, a passĂ© cinq semaines dans la forĂŞt tropicale primaire de ±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ. Il en a rapportĂ© des centaines de scorpions qui aideront Ă mieux comprendre l’évolution et l’histoire de la dispersion de cet arthropode en Asie du Sud-Est.
La nuit est noire comme de l’encre. Ă€ partir de 20 heures, il fait tellement sombre sur les flancs du mont Wilhelm en ±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ qu’on ne distingue plus rien. Lionel Monod allume sa lampe-torche ultraviolette. Le chargĂ© de cours au DĂ©partement de gĂ©nĂ©tique et Ă©volution (FacultĂ© des sciences) et chercheur au MusĂ©um d’histoire naturelle de la Ville de Genève n’y voit guère plus. Au moins sait-il qu’il se trouve Ă plus de 2000 mètres d’altitude, au beau milieu d’une forĂŞt tropicale primaire chaude et humide. Avec ses deux compagnons, il s’apprĂŞte Ă suivre en sens inverse le lit d’une petite rivière dont il a remontĂ© le cours durant la journĂ©e. Il balaye le sol avec le faisceau de sa « lumière noire » et avance prudemment. Soudain, trouant les tĂ©nèbres, une tache fluorescente apparaĂ®t : les pĂ©dipalpes (« pinces ») d’un scorpion. Il observe un instant le spĂ©cimen. Grosses pinces, petite queue : genre Hormurus. L’animal est inoffensif pour l’humain. D’un geste rapide, le biologiste l’immobilise avec sa main, le saisit et le met dans un rĂ©cipient qu’il range dans son sac Ă dos. Première prise. La nuit promet d’être fructueuse.
En tout, le biologiste genevois rapportera de ±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ plus de 400 scorpions, conservĂ©s dans de l’alcool. Cette expĂ©dition de cinq semaines, rĂ©alisĂ©e au printemps 2019, fait partie d’une recherche de plus longue haleine que Lionel Monod mène depuis 1997, date Ă laquelle il commence son travail de master Ă l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Genève.
« Je m’intéresse depuis plus de vingt ans à une famille particulière de scorpions dont les membres sont dispersés dans toute la zone indopacifique, explique le chercheur genevois. À l’époque, on n’en connaissait que six espèces, décrites au XIXe siècle et qui avaient été rattachées à un seul genre. Aujourd’hui, nous avons identifié une centaine d’espèces différentes que nous avons classées en deux genres distincts. » Pour faire le point sur le profond remaniement de cet embranchement méconnu de l’arbre phylogénétique des scorpions, Lionel Monod prépare d’ailleurs une monographie centrée sur un échantillon d’une vingtaine d’espèces nouvelles. L’ouvrage devrait paraître cette année encore.
« Liocheles » et « Hormurus »
Les deux genres de scorpions que Lionel Monod a contribuĂ© Ă sĂ©parer s’appellent Liocheles et Hormurus. En gros, le premier a colonisĂ© les territoires situĂ©s Ă l’ouest d’une frontière biogĂ©ographique virtuelle (la ligne de Huxley) qui passe entre TaĂŻwan et les Philippines, entre BornĂ©o et les CĂ©lèbes puis entre les Ă®les indonĂ©siennes de Bali et de Lombok. Le second s’est dispersĂ© Ă l’est de cette limite, notamment en ±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ. Une espèce ne respecte toutefois pas cette sĂ©paration. Il s’agit de Liocheles australasiae, qu’on retrouve partout, de l’Inde jusqu’en PolynĂ©sie française. Mais c’est un cas particulier, il s’agit d’un scorpion « super vagabond » qui n’a pas besoin de mâles (ou alors vraiment de temps en temps) car les femelles sont capables de se reproduire par parthĂ©nogenèse.
« L’objectif de ma recherche est double, souligne Lionel Monod. Il s’agit d’abord d’améliorer nos connaissances de base sur l’arbre phylogénétique de ces scorpions asiatiques. J’essaye donc de découvrir un maximum de nouvelles espèces, de les décrire, de les analyser et de les classer afin de compléter au mieux le puzzle taxonomique. Ensuite, je tente aussi de démêler les liens qui existent entre la répartition géographique de ces espèces et l’histoire géologique de la région. Et pour y arriver, il faut disposer d’un échantillon suffisamment grand pour recouvrir une grande partie de leur aire de distribution. »
En matière de gĂ©ologie, la ±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ est un cas Ă part. Culminant Ă 4500 mètres d’altitude, cette grande Ă®le est le rĂ©sultat de l’amalgame, sur des dizaines de millions d’annĂ©es, de chapelets successifs d’îles volcaniques nĂ©es un peu plus Ă l’est dans l’ocĂ©an Pacifique, au-dessus de zones de subduction, et inexorablement poussĂ©e vers le soleil couchant sous l’effet des forces tectoniques. Ă€ chaque fois qu’un archipel vient ainsi s’agglutiner, c’est un nouvel Ă©cosystème plus ou moins indĂ©pendant qui se dĂ©verse sur la masse de terre en dĂ©veloppement. La biodiversitĂ© actuelle de la ±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ reflète ces enrichissements rĂ©gulièrement rĂ©pĂ©tĂ©s en nouvelles espèces. Selon les spĂ©cialistes, les prochaines Ă®les qui fusionneront avec elle d’ici Ă quelques millions d’annĂ©es sont celles de Nouvelle-Bretagne, de Nouvelle-Irlande ou encore de Bougainville.
« Cela faisait longtemps que je voulais me rendre en ±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ, confie Lionel Monod. Hormurus est un des trois genres de scorpion qui ont colonisĂ© cette Ă®le et il est certainement le plus diversifiĂ©, probablement en raison de la grande taille de certaines espèces qui leur assure une place assez haute dans la chaĂ®ne alimentaire. » L’absence de grands prĂ©dateurs explique aussi que le venin des scorpions Hormurus de ±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ soit davantage adaptĂ© Ă la chasse qu’à la dĂ©fense. Les toxines sont en effet destinĂ©es Ă tuer leurs proies. Elles sont inoffensives pour les mammifères.
Si le chercheur genevois a attendu si longtemps avant de réserver un premier vol pour Port Moresby, la capitale, c’est qu’il est compliqué d’obtenir toutes les autorisations nécessaires pour une campagne scientifique (cela lui a d’ailleurs été simplement refusé pour la partie indonésienne de l’île). En raison d’une administration peu efficace, les demandes par lettre ou par courrier électronique n’obtiennent pas de réponse, ou alors des mois plus tard.
Âpre rivalité
La ±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ est aussi rĂ©putĂ©e dangereuse. L’absence quasi totale d’infrastructures routières et de police Ă l’intĂ©rieur des terres s’ajoute en effet Ă la propension des Papous Ă cultiver une âpre rivalitĂ© entre eux et Ă se faire, paraĂ®t-il, justice eux-mĂŞmes. Toutefois, après vĂ©rification, il se trouve que le taux d’homicides, mĂŞme s’il est très important, reste 3 à 4 fois moins Ă©levĂ© que dans les villes mexicaines les plus violentes.
Ayant rassemblĂ© tous les permis nĂ©cessaires, Lionel Monod rĂ©ussit finalement Ă partir en mai 2019, en compagnie d’un collègue mexicain, Edmundo González Santillán, chercheur Ă l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© nationale autonome de Mexico, lui aussi versĂ© dans l’étude des scorpions. Une fois sur place, le premier objectif est le New Guinea Binatang Research Centre (BRC) près de la petite ville de Madang, au nord. Depuis plus de vingt ans, cette organisation de recherche biologique et de conservation est dirigĂ©e par le professeur et Ă©cologiste tchèque Vojtech Novotny. Son aide est prĂ©cieuse : il fournit aux chercheurs un guide, une voiture et toutes les informations indispensables pour mener Ă bien l’expĂ©dition.
Le BRC a notamment mis en place un transect d’altitude sur le mont Wilhelm, le plus haut sommet de l’île qui culmine à 4509 mètres. Il s’agit d’une série de « stations » situées dans la forêt tropicale à des altitudes de plus en plus élevées (entre 200 et 3700 mètres).
« Vojtech Novotny connaît bien les Papous de la région auxquels appartiennent ces terres, souligne Lionel Monod. Lui et son équipe sont respectés en retour. C’est très important. Dans chaque village où nous avons séjourné, il a fallu se mettre d’accord avec le chef, payer des porteurs, engager des assistants et défrayer la famille désignée pour nous assurer le gîte et le couvert. C’est notre guide, Salape Tulai, qui s’est occupé de tout cela. Il a été très efficace. »
L’expédition s’avère malgré tout éprouvante aussi bien pour les muscles que pour les nerfs. Près de 150 km de pistes sont avalés en plus de douze heures. Continuellement bordée par une falaise, d’un côté, et par un précipice vertigineux, de l’autre, la route est de temps en temps coupée par un éboulement. Qu’à cela ne tienne, l’équipage creuse à la pelle une encoche pour les pneus extérieurs le long du passage périlleux afin de permettre au chauffeur d’engager le véhicule qui tangue dangereusement en direction du vide. Après une dizaine d’épisodes de ce genre, le dernier glissement de terrain finit par avoir le dessus sur la détermination du chauffeur qui décide – au soulagement des passagers – de ne pas poursuivre plus loin. Les derniers 500 mètres de dénivelés sont ainsi parcourus à pied en deux heures, avec un sac de 20 kg sur le dos, par une humidité de 100% et sur un chemin glissant. Il faut même allumer la lampe frontale en raison de la nuit tombante.
Véritable succès
Les scientifiques passent les deux semaines suivantes à réaliser des prélèvements à différentes altitudes tout en descendant du mont Wilhelm. Ils se mettent en route l’après-midi et font le chemin de retour la nuit. Ils dénichent leurs proies à l’aide de leur lampe ultraviolette. Sous un tel éclairage, on ne distingue que deux choses : les scorpions et certaines espèces d’opilions (arachnides à longues pattes minces).
« Dans l’ensemble, la campagne a Ă©tĂ© un vĂ©ritable succès, estime Lionel Monod. Rien que durant ce voyage, j’ai dĂ©couvert huit nouvelles espèces. Il faut dire que du point de vue de l’évolution, la ±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ est un terrain de jeu phĂ©nomĂ©nal. Et 90% de la biodiversitĂ© restent encore Ă dĂ©couvrir. Mes donnĂ©es permettent aussi de contribuer Ă rĂ©soudre une petite controverse scientifique. Certains gĂ©ologues affirment en effet que les chapelets d’îles qui ont formĂ© la ±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ par amalgame Ă©taient en rĂ©alitĂ© submergĂ©es. Mes bĂŞtes, et surtout leurs routes de dispersions gĂ©ographiques suggĂ©rĂ©es par les donnĂ©es, disent le contraire. »
Anton Vos
±Ę˛ą±č´ÇłÜ˛ą˛őľ±±đ-±·´ÇłÜ±ą±đ±ô±ô±đ-łŇłÜľ±˛ÔĂ©±đ
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