Jasmine Abdulcadir, la femme qui panse les femmes
En dix ans, la consultation qu’elle a ouverte Ă ĚýGenève a reçu plus de 500Ěýfemmes ayant subi des mutilations gĂ©nitales. Un engagement qui a valu Ă Ěýla jeune mĂ©decin le titre de Chevalier de l’ordre du mĂ©rite de la RĂ©publique italienne et qui est aussi, pour beaucoup, une histoire de famille. Portrait.
On peut ĂŞtre passionnĂ©e par son mĂ©tier tout en souhaitant ne plus avoir Ă Ěýle pratiquer. « Le jour oĂą tout cela s’arrĂŞtera, j’en serai la première heureuse », confirme Jasmine Abdulcadir, privat docent Ă Ěýla FacultĂ© de mĂ©decine et responsable des urgences gynĂ©co-obstĂ©tricales aux HĂ´pitaux universitaires de Genève (HUG), oĂą elle a mis sur pied, il y a tout juste dix ans de cela, la première consultation de Suisse romande ouverte aux femmes et aux filles avec mutilations gĂ©nitales. En une dĂ©cennie, plus de 500Ěýfemmes en ont franchi les portes. Pour en finir avec la douleur, pour retrouver leur intĂ©gritĂ© physique ou pour effacer de leur mĂ©moire un geste qu’elles ressentent depuis toujours comme une trahison. Mais surtout pas pour se faire « rĂ©parer » d’un coup de bistouri magique. « Je n’aime pas beaucoup l’idĂ©e du chirurgien tout-puissant qui, par la seule grâce de son talent, serait capable de reconstruire ces femmes, appuie la spĂ©cialiste. La vĂ©ritĂ©, c’est qu’elles se reconstruisent toutes seules. C’est leur vie, leur parcours et leur dĂ©cision. Notre rĂ´le se limite Ă Ěýaccompagner au mieux ce cheminement en offrant Ă Ěýnos patientes les outils dont elles ont besoin. » Ă€ l’entendre, il n’y aurait donc rien de si extraordinaire que cela dans la voie que Jasmine Abdulcadir a choisi d’emprunter. Un avis que ne partage visiblement pas le gouvernement italien, lequel a choisi, en 2018, d’élever sa ressortissante au rang de Chevalier de l’Ordre du mĂ©rite. En l’écoutant raconter son parcours, on comprend mieux pourquoi.
L’horizon s’ouvre
L’histoire commence Ă ĚýMogadiscio. Nous sommes Ă Ěýla fin des annĂ©esĚý1960 et, dans cette Somalie fraĂ®chement libĂ©rĂ©e de la tutelle italienne (le pays a Ă©tĂ© une colonie de 1889 Ă Ěý1960), l’horizon des possibles s’élargit soudainement pour toute une gĂ©nĂ©ration de jeunes gens. Celle dont fait partie Omar Abdulcadir, le père de Jasmine. AĂ®nĂ© d’une fratrie de 17Ěýenfants, celui-ci voit sa destinĂ©e chamboulĂ©e du tout au tout lorsque son propre père, revenu d’études en Italie, accède au statut d’avocat. Lui qui allait pieds nus porte de jolies chaussures et une maison en dur a remplacĂ© la modeste cabane qui abritait la famille jusque-lĂ . Mais, surtout, il peut dĂ©sormais Ă©tudier Ă Ěýsa guise. Le matin, au lycĂ©e italien oĂą la leçon est donnĂ©e par des prĂŞtres, l’après-midi, Ă Ěýl’école coranique du quartier. Vers l’âge de 18Ěýans – il existe un doute sur l’annĂ©e exacte de sa naissance –, Omar a toutes les cartes en main pour poursuivre son rĂŞve : devenir gynĂ©cologue, le mĂŞme mĂ©tier qu’exerçait l’homme qui a sauvĂ© la vie de sa mère après une fausse couche qui aurait pu lui ĂŞtre fatale. Deux choix s’offrent Ă Ěýlui : les États-Unis, que son père juge trop dangereux pour un jeune Somalien, ou l’Italie, avec laquelle son pays dispose d’accords particuliers et oĂą l’on trouve Ă©galement d’excellentes universitĂ©s dont celle de Padoue, sur laquelle Omar jette finalement son dĂ©volu.
La suite, c’est sa fille qui la raconte : « Quand mon père est arrivĂ© sur place, il a vite dĂ©chantĂ©. Il faisait si froid et si gris, qu’il pensait ne pas pouvoir tenir le coup. Alors il est montĂ© dans le premier train en partance pour le sud, en se disant qu’il en descendrait aux premiers rayons de soleil. Il s’est arrĂŞtĂ© Ă ĚýFlorence oĂą l’annĂ©e acadĂ©mique avait dĂ©jĂ ĚýcommencĂ©. ArrivĂ© en retard Ă Ěýson premier cours, il repère une place vide Ă ĚýcĂ´tĂ© d’une jeune fille. Il demande Ă Ěýs’asseoir mais la jeune fille lui rĂ©pond que la place est rĂ©servĂ©e pour une amie. PlutĂ´t que de se dĂ©courager, il propose de rester lĂ Ěýjusqu’à Ěýl’arrivĂ©e de celle-ci. Fort heureusement, l’amie en question n’est finalement jamais venue. Mon père et ma mère ne se sont plus quittĂ©s depuis. »
En apparence, pourtant, tout oppose les deux tourtereaux. Omar est musulman, il a la peau noire, est un peu fantasque et pas toujours très ponctuel. Lucrezia, elle, est née en Calabre, dans une famille blanche et profondément catholique. Elle préfère avoir un peu d’avance qu’être en retard et ne laisse pas grand-chose au hasard.
Vaincre les réticences
« Il a fallu du temps et pas mal de persĂ©vĂ©rance pour que les deux familles parviennent Ă Ěývaincre leurs rĂ©ticences Ă Ěýl’égard de cette union, complète Jasmine Abdulcadir. Mais le mariage a finalement eu lieu. Et depuis, il n’y a plus jamais eu de problèmes. Au-dessus du lit de mes parents, il y a une sourate du coran du cĂ´tĂ© de mon père et une Vierge du cĂ´tĂ© de ma mère. On fĂŞtait aussi bien NoĂ«l que la fin du ramadan. Mon frère et moi avons grandi sans que l’on ne nous demande jamais de choisir entre ces deux cultures. Et, ça, c’est une très grande richesse. »
Ă€ cet esprit d’ouverture et de tolĂ©rance s’ajoute une autre vertu que les Abdulcadir inculquent très tĂ´t Ă Ěýleurs enfants : le goĂ»t du travail. DiplĂ´mĂ©s respectivement en gynĂ©cologie et en sexologie, le père et la mère, qui font Ĺ“uvre de pionnier en Italie dans le traitement des consĂ©quences des mutilations gĂ©nitales, ne rechignent jamais Ă Ěýla tâche mĂŞme quand le tĂ©lĂ©phone sonne le dimanche. Les enfants, eux, suivent studieusement leur scolaritĂ©, ajoutant Ă Ěýl’apprentissage du français celui de l’anglais, histoire de pouvoir traduire des articles d’anatomie ou de physiologie pour le compte deĚýmaman.
De lĂ ĚýĂ Ěýpenser que la route Ă©tait toute tracĂ©e, il n’y a qu’un pas, que la principale intĂ©ressĂ©e se refuse pourtant Ă Ěýfranchir aussi allĂ©grement. « C’est vrai que j’ai toujours bien aimĂ© la mĂ©decine, justifie-t-elle. Petite, je jouais tout le temps avec une Barbie mĂ©decin et j’adorais aussi lire une bande dessinĂ©e qui s’appelait Il Ă©tait une fois la vie, dans laquelle on voyait des globules blancs se battre contre des microbes. Mais je ne voulais surtout pas faire la mĂŞme chose que mes parents. J’avais l’impression que je traĂ®nerais ce choix toute ma vie comme un boulet. »
La rĂ©alitĂ© du terrain aura pourtant raison de ses rĂ©ticences. En stage clinique Ă ĚýParis durant sa 5eĚýannĂ©e d’études, l’étudiante prend goĂ»t Ă Ěýl’anesthĂ©sie et Ă Ěýla rĂ©animation, avant de se rendre Ă Ěýl’évidence : rien ne l’intĂ©resse tant que la gynĂ©cologie. « C’est une discipline riche qui regroupe la santĂ© gĂ©nĂ©rale, la sexualitĂ©, le psychosomatique, la chirurgie et qui soulève aussi des aspects culturels, historiques et juridiques. »
Tour de force
Après un bref retour Ă ĚýFlorence qui lui permet de valider sa thèse, c’est dans la peau d’une jeune interne que Jasmine Abdulcadir arrive Ă ĚýGenève en 2009 pour un stage qui aurait dĂ» durer six mois aux HĂ´pitaux universitaires. Onze ans plus tard, elle est toujours lĂ Ěýmais avec un tout autre statut.
MĂ©decin adjointe, elle assume en effet la responsabilitĂ© du Service des urgences en gynĂ©cologie et obstĂ©trique Ă Ěýl’hĂ´pital tout en menant des recherches et en participant aux enseignements donnĂ©s par la FacultĂ© de mĂ©decine, oĂą elle a actuellement le titre de privat docent. Sans oublier la direction de la consultation spĂ©cialisĂ©e dans la prise en charge des femmes avec mutilation gĂ©nitale qu’elle a fondĂ©e un an seulement après son arrivĂ©e Ă ĚýGenève. Un tour de force dont Jasmine Abdulcadir refuse obstinĂ©ment de s’attribuer tout le mĂ©rite.
« Toute seule, je n’aurais rien pu faire mais j’ai eu la chance d’être formidablement bien accueillie, nuance-t-elle. Les responsables du service m’ont tout de suite fait confiance et ils se sont montrĂ©s très Ă Ěýl’écoute de mes propositions. J’ai rapidement demandĂ© Ă ĚýintĂ©grer le groupe qui travaillait dĂ©jĂ Ěýsur le sujet, ce qui a Ă©tĂ© acceptĂ©. Ă€ l’intĂ©rieur de celui-ci, on m’a très vite confiĂ© des responsabilitĂ©s. Le fait d’être ainsi impliquĂ©e malgrĂ© mon manque d’expĂ©rience m’a motivĂ©e Ă Ěýtravailler encore plus. »
Et les rĂ©sultats sont lĂ Ěý: avec l’appui de la sage-femme, d’une autre gynĂ©cologue et de la psychologue qui ont entre-temps rejoint l’équipe, la consultation reçoit aujourd’hui entre 25Ěýet 30Ěýfemmes par mois.
De nombreuses patientes y viennent pour savoir si elles peuvent accoucher normalement en ayant Ă©tĂ© infibulĂ©es (ndlr : fermeture des organes gĂ©nitaux externes par la suture des lèvres après une Ă©ventuelle excision). D’autres prĂ©sentent des complications liĂ©es aux mutilations, tandis que certaines souhaitent simplement se renseigner sur les possibilitĂ©s offertes par la chirurgie ou faire le point sur leur santĂ© sexuelle. Parfois, elles n’ont aucun souvenir de ce qui s’est passĂ© (dans certains pays comme l’ÉrythrĂ©e, le geste est effectuĂ© dans les 40Ěýjours qui suivent la naissance) mais dans bien des cas, le traumatisme est encore prĂ©sent, gĂ©nĂ©rant un sentiment d’injustice, de trahison ou de colère.
« Les mĂ©dias se focalisent souvent sur les souffrances psycho-physiques et sur la violation des droits humains que constituent ces mutilations, complète Jasmine Abdulcadir. Ce sentiment de rĂ©volte est une rĂ©action tout Ă Ěýfait normale, mais on peut aller plus loin. Il ne s’agit pas juste d’une question d’organes gĂ©nitaux. Les jeunes filles et les femmes qui viennent nous voir sont des personnes avant d’être des victimes. Des personnes qui peuvent ĂŞtre guĂ©ries non seulement d’un point de vue chirurgical mais aussi sur le plan psychologique, sexuel et social. D’ailleurs, l’opĂ©ration est souvent la partie la plus facile pour nous. RĂ©aliser une dĂ©sinfibulation, par exemple, est un geste qui peut ĂŞtre fait en cinq minutes dans une salle d’opĂ©ration, tandis qu’il en faut quarante-cinq pour reconstruire un clitoris. »
Ce qui prend du temps, par contre, c’est l’accueil, le soutien et l’accompagnement qu’offre la consultation. Avant d’entamer une reconstruction, chaque patiente est informĂ©e sur son anatomie ainsi que sur les risques et les consĂ©quences de l’opĂ©ration, tout en Ă©tant tenue de suivre trois mois de thĂ©rapie psycho-sexuelle, procĂ©dure qui conduit 60 % d’entre elles Ă Ěýne pas opter pour une chirurgie reconstructive.
Explosion de tomates
« C’est une Ă©tape essentielle qui permet de donner Ă Ěýla parole le temps de se libĂ©rer mais aussi de tordre le cou Ă Ěýun certain nombre de mythes encore très vivaces sur le sujet, ajoute Jasmine Abdulcadir. Parmi ceux-ci, le plus rĂ©pandu veut que l’excision rende la femme sexuellement plus sage, plus fidèle. Beaucoup de gens croient aussi que le clitoris peut causer des dysfonctionnements Ă©rectiles ou considèrent qu’une femme non infibulĂ©e est vulgaire parce qu’elle urine plus bruyamment. Ce genre d’idĂ©es fausses n’est d’ailleurs pas l’apanage de l’Afrique. Lorsque ma mère et ses sĹ“urs avaient leurs règles, ma grand-mère leur interdisait de toucher les bouteilles de sauce tomate parce qu’elles risquaient d’exploser. »
Ce travail d’information et de sensibilisation ne concerne pas que les patientes qui franchissent les portes de la consultation. Il s’étend Ă©galement Ă Ěýl’ensemble du personnel mĂ©dical et soignant, au sein duquel les connaissances sur l’anatomie et la physiologie sexuelle sont encore souvent lacunaires ainsi qu’aux maris et aux conjoints des femmes concernĂ©es auprès desquels Jasmine Abdulcadir trouve le plus souvent un soutien bienvenu.
« En règle gĂ©nĂ©rale, l’excision ou l’infibulation, c’est une affaire de femmes, prĂ©cise la spĂ©cialiste. Les interventions sont organisĂ©es par une tante ou une grand-mère sans que les hommes aient leur mot Ă Ěýdire, si ce n’est au moment de choisir une Ă©pouse. Mais quand on les inclut Ă Ěýla discussion en tant que pères ou Ă©poux, cela change beaucoup de choses, parce que ce qui compte surtout pour eux, c’est la santĂ© de leur femme ou de leur fille. Lorsqu’il y a des doutes ou du dĂ©couragement Ă Ěýpropos de la prise en charge, ce sont souvent eux qui soutiennent les dĂ©marches. Et aucun d’eux n’a jamais refusĂ© de me parler sous prĂ©texte que j’étais trop jeune ou que j’étais moi-mĂŞme une femme. »
MĂŞme si elle souhaite un jour pouvoir fermer la consultation qu’elle a mise sur pied faute de nouvelles patientes Ă Ěýtraiter, Jasmine Abdulcadir ne montre aucun signe de lassitude. « Chaque consultation enrichit la suivante, insiste-t-elle. J’apprends quelque chose de chaque femme que je rencontre et, parfois, je reçois beaucoup en retour. Un jour, une patiente d’âge mĂ»r m’a confiĂ© qu’elle avait attendu plus de quarante ans pour avoir les rĂ©ponses que je venais de lui donner en quelques minutes. C’est le genre de phrase qui compte quand il s’agit de se lever le matin pour retourner au travail. »
Vincent Monnet
Ěý