Sous les eaux de Yeumbeul
Grâce Ă Ěýune mĂ©thode innovante alliant dĂ©marche participative et sciences dures, Bocar Sy est parvenu Ă Ěýreconstituer la chaĂ®ne d’évĂ©nements responsables de trois inondations survenues entre 2005 et 2012 Ă ĚýDakar. Une avancĂ©e qui devrait profiter aux stratĂ©gies de prĂ©vention des risques dans la rĂ©gion et au-delĂ .
En Afrique de l’Ouest, la sĂ©cheresse, conjuguĂ©e Ă Ěýla pandĂ©mie de Covid-19 et Ă Ěýl’insĂ©curitĂ© qui règne dans la rĂ©gion, menace aujourd’hui de famine près de 50Ěýmillions de personnes. Demain, ces mĂŞmes populations devront sans doute faire face Ă Ěýun autre flĂ©au tout aussi dĂ©vastateur, liĂ© non pas au manque d’eau mais Ă Ěýson excès soudain. Au SĂ©nĂ©gal qui, avec le Burkina Faso, est le plus exposĂ© Ă Ěýce danger, des rĂ©gions entières se trouvent en effet submergĂ©es une annĂ©e sur deux en moyenne, tendance qui semble s’accĂ©lĂ©rer au fil du temps. La faute au dĂ©règlement climatique, sans doute, mais aussi Ă Ěýune intensification des activitĂ©s humaines se traduisant notamment par une urbanisation galopante. Face Ă Ěýcette situation critique, les mesures prises jusqu’ici par les autoritĂ©s (amĂ©nagement de bassins de rĂ©tention, construction de canalisations ou d’installations de pompage, dĂ©placement de certains habitants…) restent sans effet, ou presque, en partie parce que les informations permettant de comprendre les processus Ă Ěýl’origine de ces crues et de dĂ©terminer leur ampleur rĂ©elle font largement dĂ©faut.
Combler cette lacune en associant dĂ©marche participative et mĂ©thodes propres aux sciences dites « dures », c’est l’objectif que s’est fixĂ© Bocar Sy dans le cadre de sa thèse de doctorat. Un travail menĂ© dans les murs du DĂ©partement des sciences de la Terre (FacultĂ© des sciences) et soutenu avec succès Ă Ěýl’étĂ© 2019 avant d’être repris sous forme d’article au mois de fĂ©vrier sur le blog de l’Union europĂ©enne des gĂ©osciences.
Remonter Ă la source
« Dans mon pays, explique le jeune chercheur nĂ© Ă ĚýDakar et formĂ© Ă ĚýGenève, il n’y a pas beaucoup de stations pluviomĂ©triques. Les cartes d’occupation des sols ne sont pas Ă Ěýjour et la disponibilitĂ© des images satellites est rĂ©duite, notamment Ă Ěýcause de la couverture nuageuse. Il est donc très difficile de reconstituer les Ă©vĂ©nements passĂ©s. Or, ces donnĂ©es sont essentielles pour bâtir une stratĂ©gie de prĂ©vention des risques liĂ©s aux inondations qui soit cohĂ©rente. Mon idĂ©e consistait donc Ă Ěýaller rechercher ces informations manquantes Ă Ěýla source, auprès des populations qui sont directement concernĂ©es parce qu’elles en subissent rĂ©gulièrement les consĂ©quences. »
Pour mener Ă Ěýbien cette mission, Bocar Sy, appuyĂ© notamment par son directeur de thèse Hy Dao, professeur au DĂ©partement de gĂ©ographie et environnement (FacultĂ© des sciences de la sociĂ©tĂ©), David Consuegra, chargĂ©
d’enseignement au DĂ©partement des sciences de la Terre (FacultĂ© des sciences) et professeur Ă Ěýla Haute École d’ingĂ©nierie et de gestion du canton de Vaud, Corine Frischknecht, chercheuse au DĂ©partement des sciences de la Terre (FacultĂ© des sciences), et Gregory Giuliani, chercheur Ă Ěýl’Institut des sciences de l’environnement, a choisi de porter son attention sur un autre quartier de la banlieue dakaroise que celui qui l’a vu naĂ®tre. « Un des enjeux du projet Ă©tait d’obtenir l’adhĂ©sion des habitants, complète le scientifique. Si j’avais menĂ© cette enquĂŞte lĂ ĚýoĂą les gens me connaissent, cela aurait complètement faussĂ© l’exercice. »
Préparer le terrain
C’est donc sur Yeumbeul Nord, un quartier d’une superficie de 9Ěýkm2, fortement urbanisĂ© et sĂ©vèrement touchĂ© par les inondations, que Bocar Sy a finalement jetĂ© son dĂ©volu pour trois campagnes de recherche menĂ©es entre 2015 et 2017.
La première a permis de prĂ©parer le terrain. Facebook Ă©tant l’un des mĂ©dias sociaux les plus utilisĂ©s Ă ĚýYeumbeul au moment de l’étude, le chercheur a d’abord créé une page pour interagir avec les citoyens locaux et les motiver Ă Ěýparticiper au projet. Il s’est ensuite efforcĂ© de prĂ©senter les choses de manière Ă Ěýconvaincre la population que sa contribution serait bĂ©nĂ©fique tant pour eux que pour leurs voisins. Enfin, il a pris contact avec les chefs de communautĂ© et les associations locales en vue d’assurer une meilleure acceptation de l’initiative, leur offrant au passage quelques cartes gĂ©ographiques.
Ces dĂ©marches prĂ©liminaires ont abouti Ă Ěýla constitution de deux groupes. Le premier rĂ©unissait les 82Ěýchefs de district que compte le quartier. Choisis par la population et jouissant donc d’un certain prestige social, ces individus reprĂ©sentent l’administration municipale et constituent le premier recours des habitants en cas de difficultĂ©. Par ailleurs, en tant que tĂ©moins et parfois victimes de ces Ă©vĂ©nements, ils se trouvaient en première ligne sur les lieux de l’inondation, ce qui en fait une source d’information prĂ©cieuse sur le dĂ©roulement des faits. Dans le second groupe se trouvaient 182Ěýpersonnes, Ă Ěýraison de deux ou trois par district, qui ont Ă©tĂ© directement dĂ©signĂ©es par les associations locales.
Après avoir déterminé les zones du quartier les plus sensibles aux inondations en utilisant les données fournies par la télédétection et une série d’indicateurs tels que l’intensité pluviométrique, la pente, le type de sols, la densité de population ou la position de la nappe phréatique, il a été demandé aux participants de focaliser leurs souvenirs sur trois épisodes marqués par de graves inondations, celui de 2005, celui de 2009 et celui de 2012.
Enquête policière
Les chefs de quartier ont Ă©tĂ© interrogĂ©s de manière individuelle, chez eux et dans leur langue maternelle (le wolof) selon une mĂ©thode inspirĂ©e par les enquĂŞtes policières. « Comme certains de ces Ă©vĂ©nements remontent assez loin dans le temps, il fallait utiliser une stratĂ©gie permettant de raviver au mieux les souvenirs tout en rĂ©coltant un maximum d’informations, explique Bocar Sy. Par rapport Ă Ěýd’autres formes d’interrogatoire, la technique que j’ai utilisĂ©e a l’avantage de permettre au « tĂ©moin » de jouer un rĂ´le actif et de s’exprimer librement sans ĂŞtre influencĂ© ou interrompu par des questions qui pourraient fausser la mĂ©moire. La seule consigne qu’il a reçue Ă©tait donc de dĂ©crire en dĂ©tail tous les Ă©lĂ©ments susceptibles d’être en rapport avec l’inondation comme les processus qui ont accompagnĂ© l’inondation (par exemple, la rupture d’un tuyau d’évacuation d’eau, les obstacles artificiels) ; les Ă©vĂ©nements politiques ou publics importants qui pourraient servir d’indicateurs temporels (par exemple, la proximitĂ© d’une Ă©lection prĂ©sidentielle ou la tenue d’un match de football) ; les mesures notables liĂ©es aux inondations prises par les autoritĂ©s permettant de dater l’évĂ©nement ou encore les indicateurs spatiaux tels que les noms de lieux et de rues. »
Cette première tâche accomplie, les chefs de quartier ayant Ă©tĂ© confrontĂ©s Ă Ěýdes inondations (soit 62 sur 82) ont Ă©tĂ© Ă Ěýnouveau sollicitĂ©s mais cette fois pour Ă©tablir une cartographie aussi prĂ©cise que possible des zones concernĂ©es. L’exercice, qui a nĂ©cessitĂ© une formation prĂ©alable Ă Ěýla lecture de cartes, a permis de dĂ©limiter les contours des inondations survenues durant les trois annĂ©es concernĂ©es et d’en estimer la profondeur Ă Ěýl’aide d’épingles de couleur (rouges pour un niveau Ă©levĂ©, vertes pour un niveau moyen et jaunes pour un niveau faible).
Patient et compréhensif
Les informations ainsi obtenues ont ensuite Ă©tĂ© croisĂ©es avec des relevĂ©s in situ, les donnĂ©es fournies Ă Ěýcette occasion Ă©tant immĂ©diatement enregistrĂ©es au moyen d’un GPS. « MĂŞme si cela n’a pas toujours Ă©tĂ© facile Ă Ěýorganiser compte tenu de l’âge souvent avancĂ© des personnes concernĂ©es, qu’il a fallu se montrer souple, patient et comprĂ©hensif, il s’agit d’une Ă©tape importante, car la rĂ©cupĂ©ration de la mĂ©moire est facilitĂ©e lorsque le contexte de l’évĂ©nement est reconstituĂ©, note Bocar Sy. Un lieu, un son ou une odeur pouvant faire ressurgir tout d’un coup un Ă©lĂ©ment qui semblait oubliĂ©. »
Également priĂ©s de se prĂŞter au petit jeu de la cartographie, les membres du second groupe avaient, quant Ă Ěýeux, pour tâche prioritaire de fournir des prĂ©cisions sur la profondeur des eaux durant les trois Ă©pisodes concernĂ©s par l’étude. Ă€ cette fin, Bocar Sy leur a proposĂ© d’utiliser une Ă©chelle de grandeur basĂ©e sur diffĂ©rentes parties du corps humain (cheville, genou, Ă©paule).
L’ensemble de ces données ont alors été fusionnées de manière informatique, puis comparées avec celles fournies par les instruments de télédétection. Les résultats ainsi obtenus montrent que l’approche citoyenne a permis d’identifier une quantité significative de zones inondées
qui avaient Ă©chappĂ© aux images prises par satellite pour les trois Ă©vĂ©nements considĂ©rĂ©s. Ă€ titre d’exemple, pour l’annĂ©e 2005, les estimations de la surface des zones inondĂ©es sont de 0,92Ěýkm2 pour les chefs de quartier et de 0,73Ěýkm2 pour les reprĂ©sentants locaux, contre 0,62Ěýkm2 pour la tĂ©lĂ©dĂ©tection, soit une variation de près d’unĚýtiers.
La mĂ©thode utilisĂ©e par Bocar Sy a Ă©galement fourni des mesures de profondeur pour chaque site submergĂ© avec une valeur maximale de 2,5Ěýmètres pour 2005, de 1,5Ěýmètre pour 2009 et de 1,2Ěýmètre pour 2012.
Sols imperméables
Enfin, les témoignages recueillis dans le cadre de l’étude ont mis en évidence un certain nombre de facteurs qui ont joué un rôle aggravant dans la survenue des inondations.
« La cause première de ces catastrophes reste la pluie, qui ne parvient plus Ă ĚýpĂ©nĂ©trer dans des sols rendus impermĂ©ables par les routes et les constructions, synthĂ©tise Bocar Sy. Mais il y a aussi d’autres Ă©lĂ©ments qui entrent en ligne de compte. »
Une trentaine de chefs de quartier ont ainsi souligné une remontée de la nappe phréatique se traduisant par un sol humide, le verdissement des façades ou l’écaillement de la peinture couvrant les murs. Un dysfonctionnement des canalisations utilisées pour le drainage des eaux a également été mentionné dans plusieurs districts, de même que le débordement du lac de Warouwaye qui est situé non loin de la zone étudiée. Certains habitants du district auraient par ailleurs aggravé la situation en vidangeant leur fosse septique au moment de ces épisodes de pluies torrentielles.
« Sur la base de ces Ă©lĂ©ments, il est possible de reconstituer de manière relativement fidèle la chaĂ®ne des Ă©vĂ©nements qui ont conduit Ă Ěýces catastrophes, ce qui va permettre d’affiner considĂ©rablement les diffĂ©rents scĂ©narios qui peuvent ĂŞtre envisagĂ©s pour les annĂ©es Ă Ěývenir, se rĂ©jouit Bocar Sy. Mais cette Ă©tude, qui peut ĂŞtre rĂ©pliquĂ©e n’importe oĂą dans le monde, a aussi apportĂ© aux citoyens qui ont Ă©tĂ© impliquĂ©s dans ce projet des compĂ©tences en matière d’acquisition de donnĂ©es sur les inondations ainsi qu’une meilleure comprĂ©hension de ces phĂ©nomènes. Ce qui leur permettra de participer plus activement au processus dĂ©cisionnel et de s’impliquer plus directement dans la gestion des risques inhĂ©rents Ă Ěýce genre de catastrophes. »
Vincent Monnet
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