Dossier: le paradoxe humanitaire
Né dans le sillage du Comité international de la croix-rouge à la fin du XIXe siècle, le système humanitaire a connu une première révolution il y a 50 ans lors de la crise du biafra avant d’être bouleversé une nouvelle fois par la mondialisation. tour d’horizon à l’heure où le centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire de l’UNIGE fête ses 20 ans d’existence.
Le Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire () de l’UNIGE est l’une des rares structures au monde à offrir une formation complète dans un domaine qui, en deux décennies, a connu de profondes mutations. Rencontre avec sa directrice, Doris Schopper, à l’heure où cette structure s’apprête à célébrer ses 20 ans d’existence.
En comparaison avec les deux guerres mondiales ou l’époque de la Guerre froide, l’action humanitaire semble de moins en moins lisible aux yeux du grand public. Comment expliquer cette évolution ?
Doris Schopper : D’abord parce que le terme humanitaire est aujourd’hui devenu une sorte de fourre-tout que l’on utilise pour décrire des situations qui, outre leur aspect dramatique, n’ont rien en commun. Ensuite parce que le contexte a énormément évolué. À cet égard, la fin de la Guerre froide a marqué une césure très nette.
Dans quelle mesure ?
Jusque-là , les fronts étaient clairs. On pouvait négocier avec l’un ou l’autre camp. Maintenant, il y a une fragmentation des groupes armés. Les interlocuteurs sont moins faciles à identifier, les alliances changent. Dans les années 1980, on savait quel gouvernement soutenait qui. Aujourd’hui, il n’y a qu’à regarder la Syrie pour voir que ce n’est plus du tout le cas. Par ailleurs, on savait également que les camps de réfugiés constituaient des étapes transitoires et que les populations déplacées allaient tôt au tard rentrer chez elles. Ce n’est plus non plus le cas aujourd’hui, d’autant que les réfugiés ont de plus en plus tendance à se disséminer dans les centres urbains, ce qui rend toute intervention beaucoup plus difficile à gérer.
Le système humanitaire est, lui aussi, devenu plus nébuleux…
En quelques décennies et plus particulièrement depuis la crise du Rwanda, il y a en effet eu une explosion du nombre d’acteurs. Tout à coup, on a vu émerger une kyrielle de nouvelles organisations agissant chacune de son côté, sans la moindre coordination. L’ONU a tenté de mettre de l’ordre dans tout cela avec une importante réforme lancée en 2005 qui a débouché sur une organisation par secteurs avec une agence spécifiquement chargée d’assurer la coordination des opérations.
Au vu des titres qui font régulièrement la une des journaux à propos de ce qui se passe actuellement en Méditerranée, il semble que l’efficacité de ce système soit toute relative…
Alors que le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) vient d’annoncer un nombre record de 68,5 millions de personnes déplacées dans le monde, l’essentiel de l’aide humanitaire est aujourd’hui assuré par des pays de l’hémisphère Sud [les six pays les plus pauvres du monde accueillent 51 % des réfugiés, les six plus riches 9 %, ndlr]. En allant jusqu’à emprisonner des individus qui accueillent des réfugiés chez eux, l’Europe et les États-Unis jouent aujourd’hui un rôle totalement délétère qui ne fait que dégrader les choses en désignant les « bons » et les « mauvais » migrants.
Pensez-vous que la politique menée par Donald Trump, qui vient de couper les vivres au Conseil des droits de l’homme, aura des conséquences durables sur le système humanitaire ?
Les organisations qui fonctionnent grâce à des dons privés comme MSF ou World Vision pourront continuer à décider pleinement de leurs interventions. Mais pour d’autres comme le CICR, dont 30 % du budget dépend des Etats-Unis, la situation est plus critique. À cet égard, le mandat de cet homme peut changer la face de l’humanitaire tel qu’on le connaît aujourd’hui en restreignant considérablement la marge de manœuvre de ces institutions.
Le Cerah trouve ses origines dans la création, en 1998, d’un Programme plurifacultaire en action humanitaire lancé par l’UNIGE. D’où est venue cette idée ?
La paternitĂ© en revient Ă deux professeurs de l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ©. Timothy Harding, grand expert de la mĂ©decine lĂ©gale et Jean-Jacques Wagner, qui Ă©tait, lui, spĂ©cialiste de la prĂ©vention des catastrophes naturelles. Leur objectif, qui rĂ©pondait Ă un rĂ©el besoin pour de nombreuses organisations telles que le CICR ou MĂ©decins sans frontières, qui sont d’ailleurs partenaires du projet depuis le dĂ©but, Ă©tait de mettre sur pied une formation acadĂ©mique de haut niveau Ă destination des praticiens de l’humanitaire. Et ce, en profitant des opportunitĂ©s uniques offertes par la Genève internationale qui, faut-il le rappeler, est le siège de la plus vieille organisation humanitaire (le CICR, ndlr) et d’innombrables autres ONG actives dans ce domaine.
Comment s’y prend-on pour former un « humanitaire » ?
Historiquement, le personnel humanitaire a toujours été composé d’une majorité de médecins ou de personnes travaillant dans le domaine de la santé publique. Or, ces personnes ne sont formées, ni à la politique, ni à l’économie ni à la négociation. Notre travail consiste à leur fournir des outils leur permettant de mieux comprendre le contexte dans lequel ils sont appelés à opérer et de saisir les enjeux géopolitiques liés à telle ou telle crise. Nous accordons également une grande attention aux questions éthiques non seulement en nous appuyant sur certains principes qui sont très bien codifiés dans le domaine de la santé, mais aussi en allant au-delà .
Par exemple ?
L’action humanitaire se déploie toujours avec des ressources qui sont limitées. Il faut donc constamment faire des choix : sachant qu’on ne peut pas soigner tout le monde, qui faut-il privilégier, que faire lorsqu’on est confronté à des pratiques culturelles qui vont à l’encontre de nos valeurs, comme l’excision génitale féminine, comment réagir face à des tentatives d’instrumentalisation ? Aucune de ces questions n’a de réponse définitive. À chaque fois, il faut peser le pour et le contre. C’est le genre de décision qui ne peut se prendre qu’après débat et qu’on ne devrait jamais être seul à devoir trancher.
À quoi ressemblent vos étudiants aujourd’hui ?
Le Cerah forme chaque année près de 250 étudiants, dont une trentaine dans le cadre du master. La moyenne d’âge est de 35 ans environ, mais ils viennent de disciplines et d’horizons culturels très variés. Jusque dans les années 1980, le personnel humanitaire était essentiellement composé d’Européens et de Nord-Américains. Aujourd’hui, nos participants sont pour l’essentiel issus de pays directement affectés par des crises humanitaires comme le Pakistan, l’Afghanistan, la Syrie ou l’Irak.
Quels sont les atouts du Cerah par rapport à d’autres institutions comme le réseau NOHA, qui regroupe une douzaine d’universités européennes ?
Les programmes que nous proposons sont très souples. Le master est en effet composé de différents modules thématiques qui peuvent être suivis dans la continuité ou de façon échelonnée et qui donnent chacun accès à un diplôme. Chaque participant peut donc choisir ce dont il a besoin et effectuer telle ou telle partie du cursus à tel ou tel moment. Ainsi, il n’est pas nécessaire de prendre une année de congé pour se former, ce qui est très difficile lorsque l’on est engagé sur le terrain. Compte tenu de la situation privilégiée de Genève, nous disposons par ailleurs d’un très solide réseau de près de 150 experts qui interviennent bénévolement dans nos cours. Même une grande université comme Harvard ne bénéficie
pas de cette présence constante de spécialistes. Enfin, notre système de bourse est également une force.
En quoi consiste-t-il ?
Les frais d’écolage étant relativement élevés pour des personnes qui viennent majoritairement de pays dits « en voie de développement » (15 000 francs pour le master), ils peuvent être pris en charge via un système de bourse soutenu conjointement par le canton de Genève et une fondation privée.
Le Cerah a également pour mission de développer la recherche dans le domaine. Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?
Nous avons notamment créé une base de données décrivant près de 3000 organisations humanitaires réparties dans le monde entier. C’est une sorte d’annuaire qui permet d’obtenir des informations précises non seulement sur les grandes agences mais également sur les petites organisations locales qui sont en général les premiers répondants lorsqu’une crise éclate.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur l’Encyclopédie humanitaire que vous êtes en train de préparer ?
Ce projet extrêmement ambitieux vient de nos étudiants et est soutenu par la Confédération. Il vise à réunir l’ensemble du savoir existant dans le domaine en précisant les différentes définitions et divers usages qui existent pour un même terme. Le mot « résilience », par exemple, est devenu central dans l’action humanitaire moderne. À tel point que l’on en trouve 63 définitions différentes dans la littérature. La « protection », quant à elle, n’a pas le même sens opérationnel pour le HCR que pour le CICR ou MSF, et les étudiants ne disposent d’aucun outil de référence pour s’y retrouver hormis un glossaire d’une cinquantaine de termes produit par les Nations unies. Le but de notre encyclopédie est de combler cette lacune.
Concrètement, à quoi ressemblera cet outil ?
À une plateforme numérique en libre accès sur laquelle on retrouvera les différentes attributions qui existent pour un concept déterminé. Grâce à une méthode que nous avons développée avec les linguistes de l’UNIGE et qui repose sur des analyses assistées par ordinateur, nous pourrons présenter pour chaque terme les caractéristiques sur lesquelles tout le monde est d’accord ainsi que les points qui font débat. Le tout sera mis en perspective par des académiques spécialisés dans le domaine concerné. Ensuite, sous le contrôle de différents experts, chaque acteur humanitaire aura la possibilité d’enrichir le contenu, un peu comme avec Wikipédia.
Sur quelle partie du projet travaillez-vous actuellement ?
Il est essentiel que cette encyclopédie soit directement utile aux acteurs de terrain. Après avoir échangé avec énormément d’institutions durant la phase préparatoire, nous venons de terminer une enquête auprès de 1400 personnes réparties sur différents théâtres d’opérations dans le monde afin d’évaluer leurs besoins. L’analyse des résultats nous permettra de préciser les concepts qui posent problème et ceux qui sont indispensables à un tel outil.
Dates clés1859 : Le Genevois Henry Dunant assiste à la bataille de Solferino. De son témoignage naitra un livre Un souvenir de Solferino (1862) qui sera une des pierres fondatrices du Comité international de la Croix Rouge. |