Grandeur et décadence de la "Fée verte"
Inventée dans le Val-de-Travers, ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð a connu un succès spectaculaire en France et dans l’empire colonial avant d’être durablement bannie en raison des risques qu’elle faisait encourir à la société aux yeux de ses détracteurs.
Plus qu’une histoire, c’est une épopée. Celle d’un apéritif anisé parti du Val-de-Travers pour conquérir la France et son empire colonial avant de se répandre comme une traînée de poudre dans les capitales du monde entier. Une boisson dont la consommation a été élevée au rang de véritable art de vivre par la bourgeoisie de la Belle Époque avant d’être vouée aux gémonies par les milieux médicaux et les ligues de tempérance qui finiront par obtenir l’interdiction de ce «poison en bouteille» pendant près d’un siècle en raison des risques que cet alcool, décidément pas comme les autres, faisait peser sur la société dans son ensemble.
Faire la part entre ce qui relève du mythe et de la réalité, rendre compte de la dimension sociale, politique et culturelle des processus qui ont présidé à cette destinée au demeurant assez unique, tel est le propos de l’ouvrage récemment publié par Nina Studer, collaboratrice scientifique pour le FNS au sein de l’Institut Éthique Histoire Humanités, sous le titre The Hour of Absinthe. Mise en bouche.
Origine non contrôlée
Il ne fait guère de doute que l’histoire de ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð commence dans le Val-de-Travers, quelque part entre l’invention de la distillerie, vers 1700 et le début de sa commercialisation massive en 1805 par l’entreprise Pernod, sise à Pontarlier, juste de l’autre côté du Jura. Cependant, le récit de ses origines va rapidement prendre une tournure ambivalente, une ambivalence qui va d’ailleurs accompagner l’histoire de la «fée verte» tout au long de son chemin.
Pour ses détracteurs français, ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð reste un produit suisse, soit étranger, mis au point par des montagnards sans éducation, ce qui le rapproche d’un breuvage de sorcières et justifie donc d’emblée une certaine méfiance. Selon ses thuriféraires la belle «fée verte», bien qu’effectivement née dans le Val-de-Travers, répond en revanche à une recette qui aurait été mise au point par un médecin huguenot exilé de l’autre côté de la frontière. Un certain docteur Ordinaire, qui aurait ensuite cédé son secret à l’entreprise Pernod et fils, première à commercialiser ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð à l’échelle industrielle depuis ses usines de Pontarlier.
«Cette version des faits, qu’elle corresponde ou non à la réalité, a l’avantage de faire de ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð un produit respectable, élaboré selon des critères scientifiques et censé être doté de vertus médicinales, explique Nina Studer. Cela en fait une boisson de prestige, au même titre que le champagne, par exemple.»
La fée coule à flots
Si l’efficacité de la méthode est difficile à évaluer objectivement, la production d’absinthe connaît effectivement un boom spectaculaire tout au long du XIXe siècle. Sa production quadruple ainsi entre 1884 et 1904. Rien qu’à Pontarlier, les 3000 employés de Pernod délivrent alors chaque année plus de 10 millions de litres du précieux alcool.
Cet engouement sans équivalent s’explique en partie par des facteurs structurels. L’épidémie de phylloxera qui anéantit le vignoble français dès 1863 conduit non seulement à rendre le vin moins disponible, libérant des parts de marché non négligeables pour les producteurs d’absinthe, mais aussi à modifier le mode de production de la «fée verte», désormais fabriquée non plus à base de raisin distillé, mais d’alcool industriel, ce qui fait significativement baisser son prix.
Dès le milieu du XIXe siècle, la France assouplit par ailleurs sa législation sur les débits de boisson dont le nombre s’accroît considérablement, notamment à Paris qui compte quelque 30 000 bars, cabarets, cafés et autres estaminets en 1869.
Mais le formidable succès de ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð repose aussi sur des éléments plus subjectifs. Comme le démontre Nina Studer dans son enquête, la pénétration de ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð en France se fait via un détour par les colonies et en particulier par l’Algérie. Que ce soit pour faire face aux rigueurs du climat, pour fortifier leur constitution, pour purifier une eau dont la qualité est souvent douteuse ou tout simplement pour s’enivrer rapidement et à faible coût, ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð est en effet omniprésente au sein de la soldatesque chargée de soumettre le territoire algérien.
«Certains iront même jusqu’à prétendre qu’elle était distribuée aux soldats par le commandement, note Nina Studer. Cette allégation, qui tend à confirmer que ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð était effectivement très présente dans la troupe – ce qui est attesté pour le vin –, n’est cependant confirmée par aucune source digne de ce nom.»
Qu’à cela ne tienne, la «fée verte» coule bel et bien à flots de l’autre côté de la Méditerranée, d’autant que les colons, puis les populations locales ne tardent pas à l’adopter également. Et c’est par le biais des militaires qui retournent au pays une fois leur devoir accompli que l’apéritif anisé acquiert une popularité grandissante sur le continent, fleurissant sur les terrasses marseillaises avant d’envahir Paris à la vitesse d’une traînée de poudre.
«L’heure de ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð»
C’est que, pour la bonne bourgeoisie de la capitale, qui dispose du temps et des moyens de s’accorder un moment de répit à la sortie du travail dans les cafés des grands boulevards, ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð est alors étroitement reliée à la campagne victorieuse menée en Algérie, ce qui fait de sa consommation une sorte de geste patriotique permettant de célébrer la grandeur de la nation. Et pour ne rien gâcher, déguster un verre d’absinthe requiert un rituel assez précis et quelques accessoires – la carafe d’eau, la fontaine, la cuillère, le morceau de sucre – qui ajoutent une touche de distinction à ce moment de détente qu’est en train de devenir l’apéro.
«On parle alors de «l’heure de ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð» pour décrire ce rendez-vous quasiment incontournable pour les membres de la bonne société, précise Nina Studer. Durant ce qui constitue un bref âge d’or, ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð est essentiellement associée à un sentiment de joie et convivialité. Un vecteur de sociabilité que l’on se doit de consommer avec modération en allant rarement au-delà d’un verre quotidien.»
Les choses vont cependant rapidement se gâter. Les artistes du mouvement bohème, qui s’emparent du breuvage pour stimuler leur imagination – ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð ayant la réputation de provoquer des hallucinations – ne font en effet pas preuve de la même retenue. Tout comme le petit peuple qui cède à son tour à cette nouvelle mode et dont on estime alors qu’il est incapable de réfréner ses penchants pour l’alcool. Et que dire des femmes qui adoptent cette pratique pour affirmer leur émancipation au même titre qu’elles l’ont fait avec la bicyclette?
Un mouvement de désapprobation se développe et gagne encore en ampleur face aux difficultés que connaît le projet colonial, notamment en Algérie. Un échec qui est largement imputé aux ravages de l’alcoolisme ou, plus précisément, de ce que les psychiatres et les médecines de l’époque nomment «absinthisme», un nouveau fléau qui touche non seulement les colons français, mais aussi la population locale.
Cocktail dévastateur
«Alors que le vin, le cidre ou la bière sont considérés comme des boissons hygiéniques, ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð suscite d’emblée la méfiance des milieux médicaux, explique Nina Studer. Au XIXe siècle, on prête en effet aux concoctions à base de plantes toutes sortes d’effets néfastes sur le corps et l’esprit qui vont des convulsions aux crises d’épilepsie en passant par les hallucinations et les troubles psychologiques. Si vous ajoutez à cela un taux d’alcool particulièrement élevé (jusqu’à 75° dans certains cas), et les additifs douteux que contiennent les productions de moindre qualité, vous obtenez un cocktail particulièrement dévastateur.»
C’est à ce point vrai que ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð va progressivement faire l’objet d’un diagnostic spécifique le distinguant de l’alcoolisme commun. Les médecins et les psychiatres de l’époque évoquent ainsi une «folie de ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð» qui transformerait les consommateurs, même occasionnels, en véritables bêtes sauvages capables des pires accès de violence. Pour étayer leurs propos, ils citent à l’envi les faits divers les plus sordides qui font régulièrement la une des quotidiens de boulevard. Des agressions sauvages ou des meurtres particulièrement brutaux dont le plus célèbre reste peut-être l’assassinat, dans la commune vaudoise de Commugny, de sa femme et de ses deux filles par un vigneron notoirement porté sur la boisson.
La forme de psychose qui se saisit alors de l’opinion est encore renforcée par la comparaison qui est faite entre les consommateurs d’absinthe et les fumeurs d’opium chinois, que leur addiction a condamnés à une existence misérable.
Face à ce feu nourri, le législateur n’a pas fait dans la demi-mesure, de nombreux États optant pour une interdiction de la production, de la diffusion et de la consommation de ±ô’a²ú²õ¾±²Ô³Ù³ó±ð – et parfois des anisés similaires. C’est le cas au Congo dès 1898, en Belgique en 1905, en Suisse et en Côte d’Ivoire en 1908, aux Pays-Bas en 1910, aux États-Unis en 1911, en Italie en 1913 et en France en 1915.
«Dans le cas de ce dernier pays, qui est au centre de mon étude, cette décision répond également à une crainte plus profonde, complète Nina Studer. Le projet colonial, du moins en Algérie, s’est certes avéré un échec relatif. Mais les événements de la Commune de Paris, en 1870, ont aussi démontré qu’il y avait d’importantes tensions au sein de la société et, la même année, le pays a essuyé une cinglante défaite dans sa guerre contre la Prusse. Or, pour beaucoup, ces différents revers s’expliquent par une forme de dégénérescence liée au développement de l’alcoolisme – et plus particulièrement à l’«absinthisme» – qu’il s’agit d’endiguer à tout prix pour ne pas mettre en péril l’avenir de la nation.»
Condamnée au purgatoire, la «fée verte» a néanmoins continué à circuler sous le manteau pendant près d’un siècle. Elle est finalement sortie de la clandestinité en 2005 en Suisse et en 2011 en France, diverses études scientifiques ayant démontré qu’elle ne présentait pas plus de danger pour la santé, mentale ou physique, que n’importe quelle boisson alcoolisée comparable.
Vincent Monnet
«The Hour of Absinthe. A Cultural History of France’s Most Notorious Drink», par Nina Studer, Mc-Gill-Queen’s AV¶ÌÊÓÆµ Press, 264 p.