L'Hôpital face à celles et ceux qui s'en plaignent

Directrice du Centre sur le vécu des patient-es, des proches et des professionnel-les créé par le CHUV, Béatrice Schaad était de passage à Genève dans le cadre d’une conférence donnée sous l’égide de la Fondation Louis-Jeantet. Entretien.
Repenser l’hôpital sur la base de l’expérience de ceux et celles qui le fréquentent et qui y travaillent: c’est l’objectif que poursuit Béatrice Schaad depuis une dizaine d’années. Professeure titulaire chargée de l’enseignement et de la recherche sur les relations entre patients, proches et professionnels à l’hôpital au sein de la Faculté de médecine de l’±«²Ô¾±±¹±ð°ù²õ¾±³Ùé de Lausanne (UNIL), cette ancienne journaliste a lancé en 2012 un espace de médiation au sein du CHUV, avec l’idée de pouvoir ainsi recueillir des informations inédites sur les éléments qui restent d’ordinaire dans l’angle mort des évaluations portant sur la qualité des institutions de soins. Une démarche qui a abouti à la création, en janvier 2024, du Centre sur le vécu des patient-es, des proches et des professionnel-les. Cette structure, rattachée à la fois à l’hôpital universitaire vaudois et à l’Institut des humanités en médecine, a pour mission non seulement de recueillir les doléances des usagers et usagères de l’institution, mais aussi de fournir des connaissances – tant en termes d’enseignement que de recherche – en vue de pallier les dysfonctionnements qui menacent de transformer la fameuse «machine à guérir» de Michel Foucault en machine à produire des conflits. Rencontre à l’occasion de la conférence donnée à Genève par Béatrice Schaad sous l’égide de la Fondation Louis-Jeantet.
Campus: Qu’est-ce qui a motivé l’ouverture d’un espace de médiation au sein du CHUV en 2012?
Béatrice Schaad: J’ai toujours été passionnée par le fait de collecter des témoignages et des expériences de vie. L’idée d’exploiter ce type de matériel pour améliorer la médecine s’est imposée pour un faisceau de raisons. Les sondages de l’époque donnaient un taux de satisfaction des patients atteignant 93%. Cela contredisait un certain nombre de récits publiés dans les médias relatant l’expérience malheureuse d’un ou d’une patient-e et qui étaient extrêmement délétères pour le personnel soignant. Ces patient-es s’adressaient aux journaux parce qu’ils ou elles avaient le sentiment qu’il était impossible de raconter ce genre d’histoire dans les murs de l’hôpital. Au cours de mes études aux États-Unis, j’ai par ailleurs eu l’occasion de rencontrer le patron de la qualité du Massachusetts General Hospital qui réservait ses vendredis après-midi à rencontrer des patient-es et leur entourage et qui m’avait confié apprendre énormément de ces moments de partage. Enfin, j’avais été très touchée par le récit d’une mère qui avait perdu son enfant à la suite d’une maladie neurodégénérative et qui avait très mal vécu la façon dont l’hôpital lui avait annoncé l’arrêt des traitements de son fils.
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Elle a ressenti un manque d’empathie et de disponibilité de la part du médecin qu’elle a vu. Elle a aussi évoqué l’utilisation d’un jargon technique et un tabou autour de la mort prochaine de son enfant ainsi que le peu de cas accordé à ce qu’elle savait en tant que mère. Ce qui m’a frappée dans cette histoire, c’est que la définition qu’avait cette mère de la médecine était centrée sur ce qui peut sembler être ses «à côté». Il est attendu des professionnels qu’ils excellent dans le domaine technique, la complexification des procédures exige qu’ils s’y consacrent en priorité. Le temps dévolu à la relation n’est par ailleurs pas valorisé financièrement par les systèmes de remboursement, ce qui peut participer à générer du conflit. D’où l’idée d’ouvrir un lieu pour collecter ces difficultés vécues de part et d’autre.
La création de l’espace de médiation a-t-elle été bien acceptée en interne?
Dans le cadre de ma thèse de doctorat, j’ai mené une étude sur la base d’entretiens avec des médecins pour voir comment ils vivaient la médiation par rapport à la résolution de conflit par voie juridique. Leur retour n’était pas systématiquement positif. Certains estimaient que l’on encourageait la culture de la plainte, d’autres relevaient une dichotomie entre la communication de l’institution qui se voulait très valorisante et l’ouverture d’un lieu pour s’en plaindre. C’était très instructif et cela montrait que cet espace pouvait générer des craintes et des résistances. Cela nous a permis de réadapter la communication interne sur ce qu’est que la médiation.
Le succès auprès de la patientèle a-t-il été rapidement au rendez-vous?
Oui, nous avons très vite atteint le rythme de croisière qui est encore le nôtre aujourd’hui, à savoir entre 500 et 600 témoignages par année. L’équipe de médiateurs et médiatrices m’a rapidement signalé que ces témoignages contenaient de nombreuses informations susceptibles d’inspirer des démarches d’amélioration et qu’il fallait donc les partager sous forme anonymisée avec l’institution.
En quoi le témoignage des patients est-il particulièrement précieux?
D’abord parce que les usagers du système hospitalier font l’expérience de la prise en charge dans sa continuité. Ils relèvent des difficultés avant d’entrer dans l’hôpital, pendant qu’ils y sont et après leur sortie, ce qui leur permet de déceler des dysfonctionnements qui peuvent échapper à d’autres outils de veille de la qualité.
Par exemple?
Le fait d’être convoqué pour une opération qui est annulée au dernier moment, ce qui signifie que le patient a peut-être pris congé pour rien et qu’il devra se réorganiser pour revenir à une date ultérieure. Un patient qui reçoit des résultats qui ne le concernent pas, une erreur de médication à la sortie de l’hôpital, des résultats d’examens transmis tardivement ou des problèmes de facturation… Nous avons eu la chance de pouvoir développer un système de collecte de l’information qui nous a initialement été inspiré par l’Espace de médiation des HUG, précurseur dans le domaine. Sur la base de travaux de chercheurs de la London School of Economics et de ma thèse, nous avons par la suite développé un système de classification des plaintes qui permet de comprendre précisément quelle est la nature du problème rencontré, le moment de la prise en charge où il s’est passé, etc.
De quoi se plaignent les patient-es qui viennent vous voir?
L’étude que nous avons menée sur les 250 premiers récits d’expérience collectés au sein de l’espace de médiation montre que les doléances portant sur le volet relationnel et donc sur l’attitude du personnel soignant sont 4 fois plus nombreuses que les plaintes relatives à des erreurs médicales. Ce que les gens supportent mal, c’est un manque de considération, le sentiment d’une déshumanisation. Ces patients évoquent un vocabulaire qui est celui de la boucherie. Ils ont l’impression d’avoir été traités comme des morceaux de viande. Il faut relever que nous collectons 500 à 600 témoignages par an sur un total de 53 000 hospitalisations et 3900 consultations par jour. C’est donc très peu en regard de l’intensité de l’activité, mais beaucoup si l’on considère la qualité des informations que ces usagers partagent avec l’hôpital.
Qu’attendent-ils en retour de votre part?
La proportion de personnes qui viennent chez nous pour obtenir une véritable médiation est relativement faible, environ 10 à 12% par année. Elles demandent à revoir la ou les personnes dont elles estiment qu’elles sont à l’origine de leur problème. Notre travail, c’est de remettre les personnes concernées en contact en suivant une procédure, qui passe notamment par des entretiens de préparation, de façon à créer un cadre sécurisé permettant un dialogue apaisé.
Qui est visé par ces récriminations?
Le plus souvent, c’est la figure du médecin qui cristallise la colère. Dans ce genre de situation, nous travaillons à privilégier une approche systémique du problème. Dans les faits, ce sont en effet entre 44 et 75 personnes qui sont impliquées dans les soins prodigués à un patient hospitalisé. C’est une véritable course de relais et il est donc totalement injuste de viser un individu en particulier.
Que demandent les patients qui n’ont pas recours à la médiation?
La plupart des gens veulent simplement qu’on les écoute. Ils viennent chez nous afin de trouver un appui qui leur permettra de reformuler leur insatisfaction de façon à ce qu’elle soit audible pour les équipes soignantes. Ils souhaitent que leur démarche soit constructive afin d’éviter que ce qui leur est arrivé ne se reproduise. L’injonction, qu’elle soit explicite ou implicite, c’est: «Je prends de mon temps pour vous raconter une expérience malheureuse, alors faites-en quelque chose.»
Les patients et les proches ne sont d’ailleurs pas les seuls à recourir à vos services…
En effet. À l’origine, l’espace de médiation était surtout destiné aux patients qui souffrent de l’hôpital. Mais au fil des ans, nous recevons de plus en plus de professionnels qui souffrent des patients. Ce type de demande représentait 6% du total en 2012, contre 17% aujourd’hui.
Comment expliquez-vous cette augmentation?
La part des dépenses qu’un ménage moyen consacre à la santé a pratiquement doublé entre 1996 et 2023. Les gens qui viennent à l’hôpital en veulent donc pour leur argent, ce qui constitue une source de tension considérable. Une autre partie du problème est liée à l’identité même de la profession de médecin. C’est un métier qui demande beaucoup d’endurance et qui est soumis à une pression croissante, notamment en termes de réduction des coûts de la santé. Signe qui ne trompe pas: 34% des futurs praticiens songent à quitter la profession après avoir été au contact du patient. C’est un énorme gâchis sur le plan financier, mais cela démontre aussi qu’il y a un problème d’adaptation entre ce qu’on enseigne dans les facultés et ce qui se passe sur le terrain. Enfin, la violence à l’égard du personnel de santé a explosé ces dernières années.
Dans quelle mesure?
En France, 84% des assistantes en soins disent craindre une agression dans le cadre de leur travail. Au sein des HUG, 300 agressions graves contre le personnel soignant ont été recensées au cours de l’année 2023. Ces formes d’incivilité croissantes ne sont hélas pas propres à l’hôpital.
Votre objectif est de transformer les doléances que vous recevez en démarche d’amélioration. Comment procédez-vous?
Nous transmettons nos résultats 4 fois par an à la direction médicale et soignante, en mettant en avant des thématiques prégnantes. Nous allons aussi dans les différents services de l’hôpital avec ces données, soit parce qu’ils nous en font la demande, soit parce qu’on a repéré des problématiques. À partir de là , on peut commencer à bâtir des démarches visant à améliorer le fonctionnement de l’institution.
Avez-vous des exemples?
Nous avons partagé des témoignages qui montrent que leurs proches n’ont pas un accès aisé au dossier d’un patient décédé. C’est un sujet qui peut générer des conflits, surtout pour les familles qui viennent de l’étranger et qui aimeraient comprendre ce qui s’est passé sur la base du dossier médical de la personne disparue. Or, la procédure pour accéder à ces informations est assez complexe. Nous avons rapporté une vingtaine de doléances portant sur ce sujet à la direction générale qui a décidé de développer des projets pour améliorer la communication dans ce domaine. Au niveau des services, des professionnels ont travaillé sur la base d’une doléance de patients qui vivaient difficilement le fait de s’entendre dire après un examen sanguin par exemple: «Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.» Pour y répondre, cette équipe du service d’oncologie médicale a élaboré une stratégie qu’elle souhaite mettre en place pour les patients qui désirent avoir un accès direct à leurs résultats. Une autre équipe a fait un important travail pour mieux prendre en compte les contraintes de temps des patients, notamment en termes de planification de leurs rendez-vous afin d’éviter de les convoquer le jour où ils ont agendé d’autres activités récurrentes ou de regrouper les moments où ils se rendent à l’hôpital.
Propos recueillis par Vincent Monnet
«Réinventer les soins grâce à celles et ceux qui s’en plaignent», par Béatrice Schaad, Ed. Kraft, Le Temps, Heidi news.
Bio express1967: Naissance à Nyon. |