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Campus n°158

«Le VIH, c'est plus qu’un virus, c'est une transformation sociétale»

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La carrière d’Alexandra Calmy, cheffe de l’Unité VIH des HUG, se confond avec l’histoire du virus: un voyage en Haïti, épicentre de l’épidémie, une thèse sur les effets secondaires des trithérapies. Puis l’étude du «patient de Genève».

Dans sa jeunesse, elle admirait Antigone, l’héroïne de Sophocle, figure rebelle de la mythologie grecque, qui a failli la pousser dans les bras de l’archéologie. C’est finalement dans ceux d’Asclépios, dieu grec de la médecine, qu’Alexandra Calmy est tombée. Aujourd’hui professeure ordinaire au Département de médecine (Faculté de médecine) et responsable de l’Unité VIH/sida aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), elle a été élue cet été membre représentante de l’Europe au sein du Governing Council de l’Assemblée mondiale de l’International Aids Society (IAS), la principale association de professionnels et professionnelles du VIH indépendante au monde. Portrait d’une chercheuse qui a consacré une grande partie de sa carrière au traitement du virus de l’immunodéficience humaine.

Alexandra Calmy est née dans la ville du bout du lac en 1969 de deux parents qu’elle admire beaucoup, une mère valaisanne et un père issu d’une famille roumaine juive de Bucarest. Cinq ans après, la famille accueille son frère cadet, Raphaël, qui deviendra écrivain (son dernier livre N’écris que pour annoncer ta mort est sorti au printemps 2024).

Le père d’Alexandra Calmy, André, arrive en Suisse en 1952 à l’âge de 12 ans, accompagné de sa mère, veuve. Ils sont reçus en tant que réfugiés politiques, fuyant aussi bien la dictature communiste que l’antisémitisme gangrenant la société roumaine. Après une formation d’ingénieur, André Calmy ouvre à Genève une petite maison d’édition, active dans la diffusion de livres entre la France et la Suisse.

L’amour du débat
«Mon père se trouvait dans une démarche d’assimilation typique de cette époque, se remémore Alexandra Calmy. Il ne nous a pas transmis sa langue maternelle, par exemple, même si la Roumanie est restée très prégnante dans sa mentalité et son alimentation. Il n’est devenu Suisse qu’en 1986, en même temps que mon frère et moi [avant 1978, une mère suisse mariée à un étranger ne peut pas transmettre sa nationalité aux enfants, ndlr]. Mais malgré son passeport rouge à croix blanche et une nouvelle origine officielle fixée à Chermignon, je crois qu’il a toujours douté de sa légitimité. À sa mort, en 2015, j’ai eu la triste impression qu’il n’avait finalement jamais été de nulle part.»

La famille de la mère, Micheline Calmy-Rey, est quant à elle bien ancrée en Valais et particulièrement animée. Les discussions intenses entre ses membres, pas toujours du même bord politique, sont monnaie courante. Cette propension au débat, à l’envie de convaincre l’autre sans rien lâcher, se retrouve aussi quotidiennement et à tout propos autour de la table du foyer. Alexandra l’a conservée. Elle en fait désormais profiter sa propre famille – elle a un compagnon et trois filles – et ses collègues – qui n’en demandent pas tant.

La carrière et la progression politique de la mère, Micheline (députée au Grand Conseil, conseillère d’État, conseillère fédérale et 2 fois présidente de la Confédération), ne sont pas vécues par ses enfants comme un fardeau. La famille se soude même lors des moments difficiles que la politique peut réserver. André Calmy s’affirme comme le meilleur soutien de sa femme. Durant cette enfance peu commune, Alexandra est marquée par le sérieux et la rigueur de l’engagement politique de sa mère et par la quantité de travail qu’elle consacre à la préparation de ses dossiers. Il n’est d’ailleurs pas toujours facile de capter son attention à ces moments.

«Quand j’étais adolescente, par exemple, ma mère passait beaucoup de temps le soir à préparer des questions écrites au Grand Conseil et on ne pouvait pas la déranger, se rappelle Alexandra Calmy. À tel point que j’en ai moi aussi rédigé une sur le papier officiel et je l’ai accrochée à sa porte. Pour demander si je pouvais sortir avec des copines. Ça l’a bien fait rire.»

Les quatre «H»
Après une scolarité sans histoires, la jeune fille s’inscrit en classique au collège, un choix motivé par la curiosité des figures féminines de l’Antiquité grecque, la première d’entre elles étant Antigone. Elle réalise même un stage d’archéologie en 3e année à Martigny. Mais elle décide finalement de ne pas poursuivre dans cette direction.

Une fois sa maturité en poche, elle a l’occasion de partir trois mois en Haïti avec une association humanitaire. Son entourage, inquiet, la met en garde. On est alors en plein dans les années sida. Le slogan des quatre H, pour homosexuels, héroïnomanes, hémophiles et Haïtiens (lire l’encadré en pages suivantes) est dans toutes les têtes.

Alexandra décolle malgré tout pour Port-au-Prince et y atterrit peu après le départ en exil du dictateur Jean-Claude Duvalier, dit «Bébé Doc». Elle est immédiatement confrontée à une situation sociale et sanitaire à mille lieues de celle de la Suisse, la peur du sida venant s’ajouter à une série de maux désespérante.

«J’ai été frappée par ce que j’ai vu et entendu, souligne-t-elle. Cela a renforcé mon envie de pragmatisme. C’est là que je voulais être. Aider les gens devant moi. Surtout les plus vulnérables. C’est ainsi que je pensais avoir de l’impact sur les choses. À mon retour, j’ai donc commencé mes études de médecine.»

Dès le départ, elle cherche à en savoir plus sur le sida. Elle veut mieux appréhender cette épidémie qui, par son ampleur, sa mortalité, sa complexité et le fait qu’elle touche des populations vulnérables et marginales, se présente déjà comme la maladie du siècle. Elle est engagée sur le BIPS, le Bus itinérant prévention sida (maintenant Bus prévention santé) qui, entre autres, offre aux usagers de la drogue des échanges de seringues. Cela lui permet de gagner un peu d’argent et, à 20 ans, elle quitte la maison pour s’installer avec son compagnon dans un petit appartement. Durant ces années, elle a soif de découverte et effectue plusieurs stages au Burkina Faso, au Mali et au Canada.

Le réveil et la gifle
À la fin de sa dernière année d’études en 1994, elle part de nouveau, sans même attendre la cérémonie de remise des diplômes. Elle s’envole avec Médecins sans frontières (MSF) pour trois mois au Rwanda, quelques semaines seulement après le génocide des Tutsis. Si Haïti a joué le rôle de réveil, le Rwanda lui assène une gifle. Elle est postée au nord du pays. On lui a parlé de choléra mais elle y trouve la shigellose, une diarrhée infectieuse aiguë. Et surtout les stigmates des massacres récents, avec des corps gisant encore dans les rivières. Dans ce pays dévasté, elle rencontre des gens affables, alors qu’à peine quelques jours plus tôt, certains d’entre eux tuaient leurs voisins à coups de machette. Elle perd ses repères. Elle est partie avec MSF, séduite par la philosophie de l’ONG basée sur l’action sur le terrain et le témoignage. Mais là, elle doit surtout encaisser et faire face.

L’expérience lui coupe le souffle, mais pas les ailes. De retour à Genève, elle poursuit durant deux ans sa formation aux HUG et à l’Hôpital de Martigny avant de remettre les voiles, toujours avec MSF, mais au Cambodge cette fois-ci. Elle y reste un an, délivrant des soins de santé primaire et animant des ateliers de prévention du sida. Après cette expérience, elle mettra des mois avant de pouvoir marcher de nouveau normalement dans un pré sans craindre à tout instant de poser le pied sur une mine.

Elle intègre l’Unité VIH/sida en 1998 en tant qu’interne sous la direction de celui qui deviendra son mentor, Bernard Hirschel, aujourd’hui professeur honoraire à la Faculté de médecine. C’est lui qui, 2 ans auparavant et grâce à l’action décisive du conseiller d’État Guy-Olivier Segond, a réussi à administrer à ses patients genevois les premières trithérapies sans attendre l’autorisation de l’Office intercantonal de contrôle des médicaments (ancêtre de Swissmedic) et à sauver des vies.

«En 1996, la condamnation à mort des séropositifs s’est subitement muée en un immense espoir de survie, rappelle Alexandra Calmy. C’est une victoire majeure de la médecine. Mais le VIH, c'est plus qu'un virus, c'est une transformation sociétale. Cette maladie se trouve à l’interface de la médecine, de la société, de la politique et de l’idéologie. Et le fait de travailler avec les médecins, les scientifiques, les associations, les patients ou encore les industriels, c’est ce qui me fascine et me motive.»

Aux antipodes
En 2005, elle décide de partir, une fois de plus, pour compléter sa formation académique. Ce sera l’Australie, avec son compagnon pédiatre et leurs trois filles dont des jumelles âgées de 4 ans et une aînée de sept. À Sydney, Alexandra Calmy rencontre les pontes mondiaux des effets secondaires des trithérapies, à savoir David Cooper et Andrew Carr, professeurs à l’±«²Ô¾±±¹±ð°ù²õ¾±³Ùé de Nouvelle-Galles du Sud. Elle effectue sous leur direction une thèse de Doctorat en recherche clinique portant sur l’optimisation des traitements antirétroviraux.

Ce séjour aux antipodes représente l’occasion de se décentrer, de vivre une tout autre réalité, dans un pays où les gens n’ont aucune idée d’où se trouve la Suisse. C’est à cette époque d’ailleurs que la mère d’Alexandra, à des milliers de kilomètres et plusieurs océans de là, devient présidente de la Confédération pour la première fois.

La parenthèse australienne dure près de trois ans et Alexandra revient aux HUG en tant que cheffe de clinique scientifique. En 2011, succédant à Bernard Hirschel, elle prend la direction de l’Unité VIH/sida. À ce poste, elle contribue notamment à créer aux HUG un buyer’s club, c’est-à-dire une structure qui permet aux patients ne bénéficiant pas de l’assurance maladie obligatoire d’accéder aux traitements antirétroviraux génériques fabriqués en Inde et vendus beaucoup moins cher qu’en Suisse.

Le «patient de Genève»
«J’ai connu de nombreuses phases de l’épidémie du sida, note Alexandra Calmy. J’ai toujours dit que j’aimerais voir avant ma retraite des personnes guéries du sida.» Et c’est ce qui arrive lorsque Romuald, vivant avec le VIH depuis 1990, bénéficie en 2018 d’une greffe de moelle pour un cancer du sang. L’opération effectuée aux HUG est un succès et s’accompagne d’une diminution des cellules portant le VIH. Le traitement antirétroviral est alors progressivement allégé et définitivement arrêté en novembre 2021. Après plus de deux ans sans traitement, son virus est toujours indécelable dans le sang. Le «patient de Genève», comme on l’appelle désormais, devient la sixième personne séropositive au monde à vivre une rémission prolongée du VIH. Ce qui rend l’exemple de Romuald remarquable, c’est que les cellules qu’il a reçues lors de la greffe ne possèdent pas la mutation protectrice présente chez les cinq autres rescapés. L’histoire de Romuald est en phase de soumission pour publication dans une revue scientifique. Alexandra Calmy et ses collègues ont déjà préparé un projet de recherche pour tester des approches et des hypothèses scientifiques concernant cette situation clinique rare.

En première ligne
Parallèlement à cet épisode, le monde subit une des pires crises sanitaires de notre époque, celle du Covid-19. Alexandra Calmy la vivra en première ligne. La pandémie de ce nouveau coronavirus se déroule dans un espace-temps entièrement différent de celui du sida. L’accélération de la recherche et l’effort mondial sont vertigineux. Lorsqu’elle voit arriver les premiers patients et les lits déborder dans les couloirs, elle n’en croit pas ses yeux, pourtant habitués à des situations médicalement critiques. À un moment donné, les HUG comptent plus de 100 patients intubés en même temps et tous les espaces de l’hôpital sont dédiés à la prise en charge du Covid-19.

Alexandra Calmy est intégrée dans le groupe des «guidelines covid» aux HUG puis dans la «task force fédérale d’experts et d’expertes du Covid-19» dont elle préside le groupe des soins cliniques. Elle reçoit également un financement du Fonds national pour la recherche scientifique pour tester un traitement prophylactique. «Je me suis investie dans le Covid-19 – et plus tard dans la variole du singe – parce qu’il s’agit d’une pandémie ayant les mêmes ressorts que celle du sida, explique-t-elle. Il faut gérer la propagation du virus, éviter les discriminations, développer des tests gratuits, trouver des médicaments et les rendre accessibles, etc.».

Comme pour nombre de ses collègues, les médias la sollicitent souvent. Elle décide de restreindre ses interventions à son domaine de prédilection, celui des traitements et des nouvelles molécules. Cette fonction en relations publiques lui demande beaucoup de travail. Elle se remémore le conseil de sa mère pour qui il ne faut «parler en public que lorsque le message est bien préparé et clair».

Contrairement au sida où la population salue chaque progrès thérapeutique, le Covid-19 éveille une franche hostilité chez une partie du public qui accuse les médecins de collusion avec les firmes pharmaceutiques. Quand, au téléjournal, elle annonce que l’administration de l’hydroxychloroquine aux malades était certes un pari légitime mais que, sur la base de toutes les études sur la question, «nous pouvons dire que nous avons perdu ce pari de l’hydroxychloroquine», elle se fait insulter sur les réseaux sociaux.

Cela n’entrave en rien le cours de sa carrière. En 2021, elle est nommée professeure ordinaire et, depuis fin 2023, elle partage son temps entre l’Unité HIV/sida et le Centre de recherche clinique. Et, devenue cette année membre de l’Assemblée mondiale de l’International AIDS Society, elle contribuera à l’organisation des prochaines conférences mondiales sur le sida.

Anton Vos