Asile: une solidarité obligatoire, mais flexible

Un nouveau Pacte de l’Union européenne sur la migration et l’asile a été adopté en mai. La Suisse, qui fait partie de l’espace Schengen et du règlement de Dublin, doit définir les éléments qu’elle reprendra dans sa propre législation.
Le 14 mai dernier, le Conseil de l’Europe a adopté le «Pacte de l’Union européenne sur la migration et l’asile». Ce texte contient dix actes législatifs censés réformer l’ensemble du cadre européen sur cette question et offrir une réponse à la crise du système d’asile qui doit faire face à un afflux continu de réfugiés par les voies de la Méditerranée et des Balkans depuis les années 2010 et spécialement en 2015 (avec plus d’un million d’entrées cette année-là ). Pour Sandra Lavenex, professeure au Département de science politique et relations internationales (Faculté des sciences de la société), ces réformes constituent cependant surtout une «continuation de la politique existante». Le seul aspect innovant étant, selon elle, l’introduction de mécanismes de solidarité «obligatoires mais flexibles».
Ceux-ci prévoient qu’un minimum de 30 000 requérants d’asile par année (l’Europe a enregistré plus de 275 000 entrées en 2023, en progression de 50% par rapport à 2022) devront être relocalisés dans un autre État membre que les États qui se trouvent à la frontière extérieure de l’UE, le long des routes migratoires (Espagne, Italie, Grèce…) et qui supportent actuellement une grande partie de la charge de l’immigration. Le texte ne définit pas une obligation de participer aux relocations, mais les pays qui refuseront d’accueillir des migrants sur leur sol devront contribuer à l’effort autrement, notamment par des mesures financières ou opérationnelles, telles que le développement de l’aide au retour.
Cette réforme du système de l’asile, qui entrera en vigueur dans 2 ans, concerne aussi la Suisse. Tout comme les autres États membres de l’UE, elle doit développer un plan national de réforme sur la question avant la fin de l’année. Mais, au-delà de ce qui est «pertinent» pour le règlement de Dublin et l’espace Schengen dont elle fait partie, la Suisse n’est pas tenue de reprendre l’ensemble du Pacte européen. Le 14 août dernier, le Conseil fédéral a d’ailleurs lancé une procédure visant à identifier les éléments qu’elle intégrera dans sa législation. En ce qui concerne le volet de la solidarité, bien qu’elle ne soit pas juridiquement concernée, elle est néanmoins invitée à réfléchir à la manière dont elle voudrait participer.
Le droit de refuser
Cette «solidarité obligatoire mais flexible» ressemble à s’y méprendre à la possibilité d’acheter le droit de refuser des requérants d’asile. Ce qui fait penser aux permis d’émission de CO2 dont l’échange entre pays est prévu dans le Protocole de Kyoto sur le réchauffement climatique. Un mécanisme qui est d’ailleurs lui aussi désigné comme une «flexibilité» dans l’effort conjoint des nations visant à contrer l’augmentation de l’effet de serre.
«Le parallèle est intéressant, concède Sandra Lavenex. Mais il n’est pas question de marché d’échange de quotas d’admission de réfugiés. Cela ne se fera sans doute jamais car nous parlons tout de même ici d’êtres humains, pas de gaz à effet de serre. Et il n’est pas sûr que, dans ce domaine, la rationalité l’emporte sur les émotions.»
Quoi qu’il en soit, l’ajout de ce pilier solidaire à une politique d’asile européenne basée jusqu’ici sur la seule responsabilité et souveraineté des États permet de présenter le pacte adopté au printemps comme «un système de migration plus juste et plus solide qui [fera] une différence concrète sur le terrain». Pour Sandra Lavenex, toutefois, ce texte, qui a mis huit ans à voir le jour, échoue à réformer le mécanisme principal qui est à l’origine des fragilités du système commun en matière d’asile, à savoir le règlement de Dublin. Celui-ci stipule qu’un seul État doit être amené à examiner la demande d’asile d’un requérant, c’est-à -dire celui par lequel il est entré. C’est assez pratique pour la Suisse qui peut plus rapidement renvoyer des demandeurs d’asile vers l’État qui l’a enregistré en premier (selon le Secrétariat d’État aux migrations, le rapport entre le nombre de requérants transférés vers d’autres États «Dublin» et pris en charge en Suisse était de 4,5 pour 1 en 2019). Ça l’est logiquement moins pour ceux qui sont situés en première ligne, comme l’Italie, la Grèce, Malte ou encore l’Espagne, qui doivent assumer le gros de la responsabilité du traitement de l’asile.
L’«Europe passoire»
«Le règlement de Dublin est né en même temps que l’instauration de la libre circulation des personnes (espace de Schengen) à la fin des années 1980, rappelle Sandra Lavenex. En effet, face à la suppression des frontières intérieures, des voix ont rapidement dénoncé une «Europe passoire», avec la perspective de requérants d’asile libres, une fois à l’intérieur, de déposer une nouvelle demande d’accueil dans chaque État membre. Toute la politique européenne a justement consisté à éviter une telle perspective. L’ouverture des frontières intérieures n’a donc été possible qu’en échange d’un renforcement des frontières extérieures dont le mécanisme de Dublin fait partie.»
Il se trouve cependant que ce mécanisme n’est pas à toute épreuve. Dès 2010, l’Europe voit augmenter considérablement l’immigration pour atteindre un afflux record en 2015 avec plus d’un million de personnes se présentant à ses frontières, essentiellement en provenance de Syrie, alors en pleine guerre civile. Les systèmes d’accueil, surtout dans les pays à la frontière extérieure de l’UE, sont submergés. Parmi les nombreux problèmes qui surgissent à cette occasion se pose la question épineuse d’une redistribution plus équitable des demandeurs d’asile dans les pays de l’UE. Mais toutes les tentatives visant à modifier le règlement de Dublin échouent. Même la relocation ponctuelle de 150 000 réfugiés en 2015 dans toute l’UE, approuvée par vote à la majorité qualifiée des États membres au Conseil de l’UE, et dont le caractère obligatoire a été confirmé par la Cour de justice de l’Union européenne, n’est pas parvenue à lever le refus obstiné de la Hongrie. Les autorités européennes ont donc dû se résoudre à accepter le fait qu’une redistribution obligatoire des demandeurs d’asile est tout bonnement impossible à appliquer.
Malgré cela, l’UE a réussi à communautariser partiellement le contrôle et la gestion des réfugiés à ses frontières. Censé accélérer la procédure de demande d’asile, un filtrage (screening) obligatoire des arrivants est réalisé dans une sorte de zone tampon sur la frontière extérieure de l’UE. Ces «points d’accès», ou hotspots, permettent depuis 2015 de maintenir en détention administrative des gens durant un maximum de douze mois au cours desquels leurs droits sont limités. Plusieurs agences européennes, dont Frontex (l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes), jouent un rôle important dans différentes étapes de l’immigration en assumant une part significative des coûts financiers, procéduraux et administratifs, soulageant d’autant le pays hôte, au prix, il est vrai, d’une partie de sa souveraineté.
Frontex, le «bad cop»
Élément essentiel de la politique migratoire européenne, Frontex résume bien l’ascension de la question de l’asile dans l’agenda politique de l’UE. C’est l’agence européenne qui a crû le plus cette dernière décennie. Son budget est ainsi passé de 6 à 845 millions d’euros de 2015 à 2023. En 2027, il devrait atteindre 900 millions d’euros et le nombre de ses gardes-frontières devrait passer à 10 000, contre 2100 aujourd’hui. Il s’agit donc de «supranationaliser» la mission des gardes-frontières, assurée jusqu’ici par les fonctionnaires nationaux, épaulés par ceux de Frontex. Frontex a également vu son mandat s’élargir. Elle s’occupe notamment de coopération avec les États tiers pour former des gardes-frontières, les inciter à mener des opérations communes et à échanger des informations.
«Officiellement, la Commission européenne et les États membres affirment aujourd’hui que Frontex remplit son double mandat consistant à protéger l’espace de liberté, de sécurité et de justice européen (l’espace Schengen) tout en défendant les droits des migrants, rappelle Sandra Lavenex. Mais en réalité, Frontex, c’est un peu le «mauvais flic» que l’UE peut se permettre de conserver et même de promouvoir. Le Parlement européen, l’Agence européenne pour les droits fondamentaux, l’Office européen de la lutte contre la fraude, sans parler de toutes les ONG actives dans ce domaine, ont accusé Frontex ces dernières années de violer les droits humains des migrants en étant complice de refoulements illégaux. Mais cela ne change rien. Le Parlement européen, qui a maintenant viré plus à droite, la Commission européenne et les États ont tous besoin de Frontex. Pour son travail, mais aussi pour lui rejeter la faute en cas de mauvais traitement de migrants. Cette agence est une autorité abstraite, qui n’est pas personnifiée, et qui est très difficile à responsabiliser.»
Il faut en effet chercher un peu pour connaître le nom de son directeur actuel, le Néerlandais Hans Leijtens. Le précédent, le Français Fabrice Leggeri, a démissionné en 2022 après l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre lui, conséquence d’une enquête concernant plusieurs centaines de cas de refoulements illégaux de migrants à la frontière gréco-turque. Ce qui ne l’a pas empêché d’être élu en 2024, sous les couleurs du Rassemblement national, au Parlement européen qui est justement chargé de contrôler les actions de Frontex.
Deux poids, deux mesures
Pour l’UE, comme pour les autres pays du monde d’ailleurs, tous les migrants ne se valent pas. La preuve la plus récente en est l’accueil rapide et presque sans restriction des réfugiés ukrainiens face à l’agression russe contre leur pays.
«Dans ce cas de figure, la géopolitique a pris le dessus sur le reste, explique Sandra Lavenex. Pour l’Europe – et la Suisse –, cette guerre est un affrontement entre la démocratie et l’autoritarisme. Ce sont leurs valeurs des droits humains qui sont en jeu et il est donc essentiel de se positionner politiquement sur ce point. Cela contribue à expliquer le recours en 2022 à la Directive sur l’admission temporaire, un instrument développé en 2000 dans le contexte de l’afflux massif de réfugiés fuyant la guerre au Kosovo et les violences serbes. Soit dit en passant, cette directive aurait pu être activée en 2015 aussi, lors de la guerre civile syrienne. Cela aurait pu éviter l’effondrement du système d’asile européen. Mais ça n’a pas été fait, car il n’y avait pas d’intérêt politique à agir ainsi.»
Car, face à l’immigration, les États membres doivent aussi tenir compte de leur propre population dont une partie croissante est prête à s’enflammer au moindre prétexte, fût-il fallacieux. Cette tension a récemment surgi avec les émeutes dans plusieurs villes au Royaume-Uni, déclenchées par le meurtre au couteau d’au moins trois filles de 6 à 9 ans en juillet. De nombreux slogans et incidents ont spécifiquement visé des personnes issues de l’immigration.
«Il faut dire que les discours politiques et électoralistes nourrissent depuis des années les craintes de la population envers l’immigration, analyse Sandra Lavenex. L’immigration est présentée comme une menace, un problème sécuritaire. On l’associe souvent au terrorisme et au crime. Cet amalgame se retrouve aussi dans la politique européenne puisqu’avec l’abolition des frontières intérieures et le renforcement des frontières extérieures de l’Union, on a mis dans le même sac de menaces les migrants, les criminels et les terroristes. Je suis quant à moi persuadée que l’immigration n’est pas un problème en soi. C’est un défi. Et on pourrait le relever d’une autre manière.»
Ce d’autant plus que la démographie européenne n’est pas exactement la plus favorable à moyen terme. Les chiffres en 2021 montrent en effet une baisse de 0,6% de la population. Et sans l’immigration (+1,9%), la chute serait encore plus brutale. Plusieurs pays ressentent déjà une pénurie sur le marché du travail. Un projet de recherche auquel Sandra Lavenex participe étudie comment les États de l’UE s’y prennent, dans ce contexte, pour attirer la main-d’œuvre nécessaire. Certains (ré)inventent même des pratiques d’immigration ouvrière temporaire, à l’image des saisonniers d’après la Deuxième Guerre mondiale. Le travailleur, après avoir contribué à l’économie nationale durant quelques mois, devrait ensuite rentrer chez lui. De tels statuts précaires représenteraient une régression vis-à -vis des acquis sociaux obtenus de haute lutte dans ce domaine à la fin du XXe siècle, notamment avec le droit au regroupement familial et à un statut permanent.
«La perception de l’immigration est biaisée car on entend surtout les mauvaises histoires, insiste Sandra Lavenex. Mais il y en a aussi de belles. Dans lesquelles on parle d’enfants qui s’intègrent dans les écoles, qui vont au collège et réussissent leur maturité, se lancent dans les études universitaires, travaillent dans le tissu économique… J’estime qu’il est nécessaire de raconter ces histoires et de rappeler que tous les pays du monde sont issus de l’immigration. Dans l’histoire de l’humanité, les mouvements de populations ne sont pas l’exception, mais la norme. La chose la moins naturelle, c’est le concept d’État souverain en tant que territoire délimité par des frontières. Frontières qui sont devenues de véritables obstacles à partir de la fin de la Première Guerre mondiale seulement. Autrement dit, la pression migratoire a toujours existé. Et elle ne va pas disparaître de sitôt.»