«Nous ne sommes pas prêts pour la prochaine éruption massive»

Il y a un risque sur six qu’une éruption volcanique aux conséquences globales survienne dans le courant de ce siècle. Une équipe de scientifiques propose un plan pour se préparer à ce scénario catastrophe.
Qui tremble encore à l’évocation de Tambora, 1815? Peu de monde sans doute. Il serait pourtant instructif de se souvenir de la misère semée par la dernière éruption massive que le monde a connue. En plus de tuer directement environ 90 000 personnes sur l’île indonésienne Sumbawa et sur sa voisine Lombok, la catastrophe naturelle produit en effet une quantité massive d’aérosols qui se répartit dans la haute atmosphère, conduisant à un refroidissement de 1°C de tout l’hémisphère Nord et à ce qu’on appellera «1816, l’année sans été». Laquelle n’est pas seulement à l’origine de l’écriture du premier roman d’horreur, Frankenstein ou le Prométhée moderne, par une Mary Shelley confinée dans la villa Diodati de Cologny en raison du mauvais temps constant. Elle provoque aussi, et surtout, une chute des récoltes et le doublement du prix des céréales, ce qui alimente des troubles sociaux dans des pays comme la France et le Royaume-Uni tout en plongeant les États-Unis dans leur première dépression économique. Le dérèglement climatique semble également avoir favorisé une flambée de choléra en Inde qui se transforme en une pandémie mondiale. En tout, la dernière éruption géante que la Terre a connue (il n’est pas question ici des supervolcans, plus rares et plus puissants) pourrait bien avoir causé la mort de dizaines de millions de personnes. Plus que l’ensemble des batailles menées par Napoléon Bonaparte, dont la dernière à Waterloo a d’ailleurs lieu quasiment en même temps que le réveil du Tambora.
Mais en quoi cet événement, vieux de deux siècles, est-il instructif aujourd’hui? Il se trouve qu’une catastrophe similaire a un risque sur six de se reproduire au cours de ce siècle, selon les analyses des dépôts volcaniques des 60 000 dernières années. Et c’est précisément l’existence de ce risque majeur que rappelle un article de la revue du 14 novembre dernier. Dans ce commentaire largement relayé dans la presse internationale, Markus Stoffel, professeur à la Section des sciences de la Terre et de l’environnement (Faculté des sciences) et à l’Institut des sciences de l’environnement (ISE), et deux de ses collègues précisent qu’avec une population humaine 8 fois plus grande à nourrir, une économie fortement interconnectée et un réchauffement climatique en plein essor, les répercussions d’une telle éruption, si elle devait se produire dans les cinq prochaines années, seraient sans commune mesure avec celles de 1815. Les auteurs appellent donc la communauté scientifique à s’emparer du sujet afin de préparer le monde le mieux possible à un événement dont on sait qu’il est, par nature, inéluctable.
Dégâts potentiellement énormes
«La question n’est pas de savoir si une telle éruption aura lieu mais plutôt quand, insiste Markus Stoffel. Les dégâts potentiels sont énormes et nous ne sommes pas prêts. L’impact économique d’un tel événement a récemment été estimé par l’assureur Lloyd’s à plusieurs milliers de milliards de dollars par an. Mais ces chiffres et les conséquences en général sont entachés d’importantes incertitudes. Nous savons certes comment le volcanisme influence le climat: l’éruption envoie du dioxyde de soufre dans la stratosphère où il forme des aérosols sulfatés qui réfléchissent les rayons solaires et refroidissent la surface terrestre. Mais la connaissance des détails, là où se cache le diable, nous fait défaut. L’ampleur du phénomène dépend en effet de la quantité, de la distribution verticale et de la taille de ces particules, autant de paramètres qui varient d’un cas à l’autre. Les effets sur les précipitations sont encore plus difficiles à prédire, tout comme ceux sur l’agriculture et les marchés économiques. À cela s’ajoute le réchauffement climatique qui complexifie encore la donne. Il y a donc du pain sur la planche.»
Mieux connaître le passé
Dans leur article, le scientifique genevois et ses collègues Christophe Corona, du CNRS, et Scott St. George, du courtier en assurances WTW, présentent un plan en trois étapes. Ils préconisent d’abord de mieux comprendre les événements du passé afin d’en tirer des modèles les plus fiables possible pour ceux du futur. Les émissions de dioxyde de soufre n’ont en effet pu être mesurées avec précision par satellite que depuis l’éruption du Pinatubo aux Philippines en 1991. Pour celles d’avant, les données sont plus rares, enfouies dans les glaces du Groenland ou de l’Antarctique, et ne sont solides que pour les très grandes éruptions. Ces lacunes rendent la modélisation de l’évolution du panache de chacun de ces événements et du refroidissement qu’il induit particulièrement difficile.
Le cycle de vie des aérosols est également méconnu. De manière contre-intuitive, il est possible que de fortes éruptions produisent des aérosols de plus grande taille qui réfléchissent moins efficacement le soleil et tombent plus rapidement de la stratosphère, causant un rafraîchissement moins important que des éruptions plus modestes. Par ailleurs, on connaît mal l’influence de ces émissions de soufre sur les phénomènes climatiques tels qu’El Niño ou les moussons.
Pour contribuer à combler ces lacunes, les auteurs suggèrent de relier les données et les modèles géologiques des climats passés aux enregistrements volcaniques historiques, déjà existants et encore à récolter, conservés dans les glaces et dans les cernes des arbres.
Interaction avec le réchauffement
La deuxième étape, selon les auteurs, consiste à étudier comment le refroidissement induit par une éruption volcanique peut interagir avec le réchauffement actuel d’origine humaine. Dans un monde plus chaud, de nombreux processus chimiques et physiques qui se déroulent dans l’atmosphère, les océans ou sur terre sont modifiés. Des changements climatiques actuels résulte, par exemple, une accélération des flux d’airs ascendants des tropiques vers les hautes latitudes qui va limiter la coagulation des aérosols. Ces particules plus fines résident plus longtemps dans la stratosphère et entraînent un refroidissement plus durable.
Le réchauffement climatique augmente également la stratification des océans, ce qui perturbe le mélange des eaux de surface avec celles plus profondes. En cas d’éruption volcanique majeure, le refroidissement sera particulièrement important dans les couches supérieures de la colonne d’eau et les masses d’air qui surmontent la surface océanique. Quant aux phénomènes climatiques extrêmes qui se multiplient, tels que les pluies torrentielles, la fonte des calottes glaciaires ou encore la montée du niveau des mers, ils ajoutent, eux aussi, une incertitude sur les conséquences d’une éruption cataclysmique qui surviendrait aujourd’hui.
«Rien de tout cela n’est pris en compte dans les modèles climatiques actuels, note Markus Stoffel. D’ailleurs, ces derniers, pour prédire l’importance d’une prochaine éruption, se basent actuellement sur une liste d’événements qui se sont produits entre 1850 et 2014. Une liste qui ne comprend donc pas la catastrophe de Tambora.»
Atténuer les impacts
Finalement, les auteurs suggèrent que les scientifiques, en collaboration avec les analystes économiques et financiers ainsi que les décideurs politiques, associent ces modèles améliorés du climat avec ceux simulant les changements dans l’agriculture et les chocs alimentaires pour concevoir des stratégies visant à atténuer les effets d’une éruption catastrophique.
«L’éruption du Pinatubo en 1991 a provoqué une réduction de 9% des récoltes de maïs et de 5% de celles de blé, de riz et de soja, rappelle Markus Stoffel. Mais il ne s’agit là que d’une éruption de taille moyenne qui ne nous permet pas de prendre la mesure du danger. Nous recommandons de construire une vision réaliste des risques futurs en considérant une éruption de la taille de Tambora qui surviendrait dans un climat similaire à celui d’aujourd’hui, en y ajoutant un phénomène climatique comme El Niño, histoire de corser la chose.»
Anton Vos