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Campus n°160

La machiavélisme à l'épreuve du genre

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En moyenne, les hommes sont plus machiavéliques que les femmes et  cette différence augmente paradoxalement dans les sociétés plus égalitaires,  selon une étude en psychologie sociale.

Les femmes peuvent être machiavéliques. Mais elles le sont moins que les hommes et quand elles le sont, c’est surtout pour obtenir des ressources auxquelles elles n’ont pas facilement accès. Dans les sociétés où l’égalité entre les sexes est la plus aboutie, cette nécessité diminue, tandis que la propension des hommes à atteindre à tout prix leurs propres objectifs reste inchangée, augmentant de ce fait une différence de genre. Tel est le résultat d’une étude parue en octobre dans la revue et dirigée par Juan M. Falomir-Pichastor, professeur à la Section de psychologie (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation). Ce travail, dont le premier auteur est Dan Confino, anciennement chercheur à la Section de psychologie, a porté sur des données concernant 56 936 adultes, provenant du monde entier (48 pays, dont la Suisse) et récoltées entre 2017 et 2019.

«Le machiavélisme est un trait de personnalité très étudié en psychologie, rappelle Juan M. Falomir-Pichastor. Il fait partie de la triade noire, avec le narcissisme et la psychopathie. Il décrit la propension plus ou moins élevée des individus à instrumentaliser les autres, à les manipuler et à les tromper afin d’atteindre leur objectif. C’est un trait, proche de l’égoïsme, dont le but est l’intérêt personnel qui prévaut sur les moyens employés.»

Le chercheur et son équipe de l’Unité de psychologie sociale utilisent notamment la notion de machiavélisme pour essayer de comprendre le processus d’objectivation d’autrui, cette tendance à considérer les autres comme des objets que l’on pourrait utiliser et manipuler. Une des manifestations de cette objectivation se remarque notamment dans le domaine sexuel. Ainsi, la tendance à évaluer l’autre en fonction de son seul attrait sexuel est très fortement prédite par le niveau de machiavélisme d’un individu. Un niveau qui peut être mesuré par un test bien rodé (MACH-IV), comportant une vingtaine de questions.

Paradoxe de l’égalité de genre

Dans ces études et dans celle qui vient de paraître, le machiavélisme est bel et bien présent chez les participants, mais à un niveau non pathologique. Au-delà d’un certain seuil, ce trait de personnalité peut en effet être négativement connoté et socialement nocif. Mais, à des doses relativement basses, il indique une tendance à instrumentaliser autrui sans nécessairement provoquer de forts rejets.

«Nous avons voulu analyser de plus près une corrélation connue depuis longtemps entre le machiavélisme et le sexe, précise Juan M. Falomir-Pichastor. De manière très consistante, les études montrent en effet que les hommes obtiennent en moyenne des scores plus élevés que les femmes en machiavélisme – tout comme dans les deux autres traits malveillants de la triade noire, d’ailleurs. Plusieurs travaux soutiennent également ce qu’on appelle le «paradoxe de l’égalité de genre» selon lequel plus une société est égalitaire, plus nous observons de différences dans les traits de personnalité entre les hommes et les femmes, alors que l’on pourrait s’attendre au contraire. Néanmoins, les preuves dont nous disposons ne sont que corrélationnelles. On ne connaît donc pas les causalités plus profondes et complexes qui se cachent derrière ce phénomène. Par ailleurs, les études spécifiques sur le machiavélisme et l’égalité de genre sont très rares. Notre travail vise à combler cette lacune.»

Pour ce faire, les auteurs ont comparé la différence de machiavélisme entre hommes et femmes et le niveau d’égalité entre les sexes pour 48 pays très différents du point de vue socioéconomique. Ces données ont été récupérées sur un site de psychométrie en libre accès pour les scientifiques. La valeur de l’égalité de genre a été obtenue grâce à l’Indice d’inégalité de genre, développé par les Nations unies, et au Global Gender Gap Index, conçu par le World Economic Forum, qui mesurent le même phénomène de manière un peu différente et complémentaire.

Rôles sociaux vs évolution

Pour mener à bien leur travail, les scientifiques se sont basés sur deux perspectives théoriques concurrentes. La première, la théorie des rôles sociaux, stipule que les différences psychologiques entre les hommes et les femmes seraient principalement dues aux processus de socialisation à travers des rôles respectifs de genre dans la société. Selon ce point de vue, plus l’égalité des sexes augmente dans une société, plus les rôles sociaux entre les hommes et les femmes devraient se ressembler et plus les différences psychologiques entre les sexes, dont le machiavélisme, devraient s’estomper.

L’autre hypothèse est évolutionniste. Elle affirme que les différences de traits et de valeurs entre les sexes sont innées et se sont développées au cours de l’évolution, en réponse aux défis d’adaptation auxquels nos ancêtres ont dû faire face. En d’autres termes, les hommes auraient une tendance intrinsèque plus importante à être plus machiavéliques, peut-être parce qu’ils auraient toujours eu plus de pouvoir et auraient endossé des tâches plus compétitives et risquées. Les femmes, elles, longtemps confinées dans l’environnement familial, moins compétitif et dangereux, pour protéger la progéniture, seraient génétiquement moins enclines au machiavélisme. Une société plus égalitaire, en offrant les mêmes ressources à tout le monde, augmenterait les différences de personnalité entre les sexes, notamment parce que les individus seraient autorisés à suivre leurs penchants intrinsèques de manière plus intensive. Plus précisément, cette perspective théorique suggère que l’égalité des sexes augmenterait l’adhésion des hommes au machiavélisme et réduirait celle des femmes. Elle permettrait, selon certains auteurs, d’expliquer le fameux paradoxe de l’égalité de genre.

«Nos résultats ne soutiennent ni l’une ni l’autre, affirme Juan M. Falomir-Pichastor. Ils montrent que la différence de genre en matière de machiavélisme augmente effectivement dans les pays plus égalitaires. Mais c’est uniquement parce que les femmes y sont moins machiavéliques. Les hommes obtiennent le même score, quel que soit l’endroit où se trouve le curseur de l’égalité des sexes. Ces résultats ne correspondent donc à aucune des deux hypothèses. Ce qui nous a amenés à affiner la théorie en nous basant sur la constatation que le niveau d’égalité d’un pays exerce une influence sur le machiavélisme des femmes et non sur celui des hommes.»

La ruse plutôt que la force

Les femmes formant un groupe ayant en général un statut social plus bas que les hommes, avec moins de ressources physiques, matérielles ou économiques, les auteurs suggèrent qu’elles sont poussées à développer d’autres moyens pour essayer de tirer un avantage dans leurs interactions avec les représentants du sexe opposé. Et si elles ne peuvent pas le faire par la force, elles peuvent y arriver en rusant. Pour elles, un certain degré de machiavélisme serait donc un moyen de compenser leur manque de pouvoir socioéconomique. En adoptant ce point de vue, il semble cohérent qu’en vivant dans un environnement plus égalitaire, les femmes puissent plus facilement renoncer à cette stratégie.

«En ce qui concerne les hommes, dont le niveau de machiavélisme reste élevé et inchangé quel que soit le degré d’égalité atteint par leur pays de résidence, l’analyse est plus difficile, admet Juan M. Falomir-Pichastor. Notre étude ne nous permet pas de comprendre la véritable raison de cette différence psychologique entre les sexes. On peut toutefois noter que si un machiavélisme soutenu était le reflet de la motivation des hommes à affirmer leur identité de genre (c’est-à-dire à acquérir un statut et du pouvoir en manipulant les autres), nos résultats contrediraient l’idée selon laquelle une plus grande égalité entre les sexes augmenterait cette motivation. Une possible explication à cela serait cependant que les hommes auraient une certaine réticence à se montrer machiavéliques du fait que la manipulation et l’instrumentalisation d’autrui seraient perçues de façon négative dans les sociétés plus égalitaires.»